A peine entré dans son bel appartement parisien, il se déchausse et glisse ses chaussettes de sport blanches dans des chaussons. Il est comme ça, Erik Solheim : pépère. Ce Norvégien de 61 ans, marié et père de quatre grands enfants, vient pourtant de se voir confier un job de super-héros. Depuis cet été, il dirige le Programme des Nations unies pour l'environnement (Pnue). A ce titre, il était présent à Marrakech pour la COP 22. Sa mission, en gros : (aider à) sauver les océans, le climat, la biodiversité, donc l'humanité. Tendu, Super Erik ? Très zen au contraire : «La situation n'a jamais été meilleure, l'espérance de vie a bondi de vingt-cinq ans sur la planète depuis ma naissance.» C'est dit en anglais, avec un accent drakkar et une assurance viking. Tout de même, Erik, tous les voyants sont au rouge. Ne va-t-on pas droit dans le mur ? «La plupart des progrès ont eu lieu ces vingt dernières années. Nous avons réduit de 70 % les cas de malaria en Afrique, nous éradiquons tous les tueurs traditionnels de l'humanité : fièvre jaune, polio, variole.» Et les pollutions chimiques ? Les effets du changement climatique ? Large sourire : «Si nous travaillons ensemble, nous surmonterons tous les problèmes !» En bon Scandinave, Solheim croit dur comme fer à la «beauté du compromis». En bon diplomate aussi, lui qui a été négociateur en chef lors du processus de paix au Sri Lanka, en vain. «Si les Tigres tamouls et le gouvernement avaient été capables de faire des compromis, des dizaines de milliers de vie auraient été épargnées, souffle-t-il. Il faut toujours parler. A tout le monde. Sinon ça ne marche pas.» Erik Solheim parle. Aux chefs d'Etat. Aux patrons de multinationales aussi. «Beaucoup d'entreprises sont en avance. Aucun gouvernement n'a fait ce que Unilever a fait : soumettre chacune de ses opérations à des tests de durabilité. Et Total a promis de ne pas forer dans l'Arctique.»Il ne craint ni le greenwashing ni le lobbying du «big business». Sujets qu'il balaie, circulez, il n'y a rien à voir. Il promeut même «l'agriculture climato-intelligente», cheval de Troie des multinationales pour vendre toujours plus d'OGM et de pesticides selon nombre d'ONG. Il ne renie pas l'agriculture industrielle, élude la question des OGM en offrant juste une moue gênée, vante l'explosion de la production vietnamienne de riz sans évoquer les graves pollutions engendrées.
Déconcertant, vu son parcours. Enfant de la «classe moyenne norvégienne standard» des années 60, il s'engage tôt en politique, au sein du Parti socialiste de gauche, le SV, à la gauche des sociaux-démocrates, dont il prend vite la tête. Député, ministre du Développement en 2005, auquel s'ajoute l'Environnement en 2007, il est débarqué en 2012 et «s'exile» à Paris, où il préside le Comité d'aide au développement (CAD) de l'OCDE. Pas vraiment un profil de capitaliste. Mais Solheim aime le marché, la croissance du PIB. «S'il y a bien une chose sur laquelle j'ai changé d'avis, c'est sur ce sujet. Je suis toujours socialiste car je crois au partage et à l'égalité, mais je ne crois pas à l'étatisme», dit-il, un pied désormais enfoui sous une cuisse.
Ses modèles ? L'ex-Premier ministre singapourien Lee Kuan Yew, qui «a su mobiliser les forces fantastiques du secteur privé», ou Deng Xiaoping, sans qui la Chine «serait toujours pauvre». Erik Solheim veut bien «changer le monde», mais pas le système. «Le seul qui fonctionne aujourd'hui, c'est le capitalisme responsable», martèle-t-il. Quid des Panama Papers ? Du trading décérébré ? Le chausson opine du chef, plaide pour plus de régulation et appelle les citoyens à «pousser, pousser, pousser», sans quoi les politiques «vont rester paresseux et regarder ailleurs». L'un de ses défis à la tête du Pnue consiste à verdir la finance : «L'argent abonde, le plus difficile est de l'orienter dans la bonne direction.»
Dans son pays, il milite pour que le fonds de pension national, le plus gros du monde grâce au pétrole et au gaz, flèche ses investissements vers les énergies renouvelables. Pour l'heure, il n'a pas gain de cause. «La Norvège doit changer. S'accrocher au pétrole nous ferait perdre sur les deux plans, environnemental et économique.» Erik Solheim sait reconnaître ses erreurs. Ministre de l'Environnement, il a soutenu l'idée d'expérimenter la capture et le stockage du carbone. Un fiasco. «Pour l'instant, le prix de cette technologie est si astronomique qu'on ne peut pas engager une nation dans cette voie.» Il considère en revanche le mécanisme de lutte contre la déforestation REDD +, qu'il a contribué à lancer, comme un «succès fantastique». Et réfute en bloc les critiques qui y voient une «fausse solution» favorisant les abus et la spéculation. «Avez-vous jamais entendu parler de n'importe quelle personne tentant de faire quoi que ce soit qui ne soit pas critiquée ? Vous pensez qu'Abraham Lincoln, quand il a aboli l'esclavage, n'a pas été critiqué ?» C'est dit calmement, avec le sourire. Ce qu'il voit de beau, dans ce personnage qu'il vénère, c'est le pragmatisme. «Lincoln combinait deux traits de personnalité rarissimes chez une même personne : il était à la fois l'incarnation du bien et cynique dans la façon dont il manœuvrait pour parvenir à ses fins. Y avait-il plus grande mission que d'abolir l'esclavage ? Il y est arrivé en faisant des compromis. On ne peut pas seulement vouloir faire le bien, encore faut-il faire en sorte d'y arriver. J'essaie de suivre sa voie.» Pour exprimer sa foi dans le pragmatisme, il va jusqu'à citer Marx, qu'il n'aime pourtant pas : «Il avait souvent tort, mais entièrement raison en disant que tout pas réel importe plus qu'une douzaine de programmes.»
Lui qui abhorre acronymes abscons et rapports sibyllins entend d'abord simplifier le langage de l'institution qu'il dirige. «Je reçois des tas de mails et de documents que même moi je ne comprends pas ! Ce ne serait pas grave si j'étais le seul idiot au monde, mais si je ne comprends pas, ma mère ou mes enfants ne comprennent pas non plus. Si vous voulez changer les choses, vous devez être capable de parler aux gens de la rue.» Il préfère donc qu'on dise Nations unies Environnement plutôt que Pnue. Est persuadé qu'il est plus aisé de mobiliser le plus grand nombre avec des sujets «palpables» tels que la pollution de l'air ou le plastique dans les océans qu'avec le changement climatique, trop abstrait. Et veut toucher en parlant de la beauté de la nature, «des éléphants, des tigres, des orangs-outans, des plages normandes ou des Alpes.» Sur ces belles paroles, Erik Solheim prend tranquillement congé… en hasardant une bise. Rarissime pour un Nordique, et on sent bien que ce n'est pas son truc. Pragmatique jusqu'au bout des chaussettes, on vous dit.
1955 Naissance à Oslo. 1981 Secrétaire du Parti socialiste de gauche. 2005 Ministre du Développement. 2007 Ministre de l'Environnement. 2016 Directeur du Programme des Nations unies pour l'environnement. 7-18 novembre COP 22 à Marrakech.