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Interview

Environnement : «Notre alimentation est la clé majeure pour protéger la biodiversité»

La «COP13 biodiversité» se tient ces jours-ci au Mexique dans l’indifférence générale, alors que les espèces disparaissent à un rythme inquiétant. Entretien avec Yann Laurans, économiste et spécialiste du sujet à l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri).
En France, les espèces d'oiseaux et d'insectes des champs sont particulièrement menacés. (Photo AFP)
publié le 7 décembre 2016 à 14h13

Un mois après la tenue à Marrakech de la COP 22 (la 22e conférence de l’ONU sur les changements climatiques), le monde se réunit à nouveau pour parler d’environnement. Mais cette fois-ci, cela se passe à Cancún, au Mexique. Et cette fois-ci, il est question de biodiversité. La 13e conférence des parties de la Convention sur la diversité biologique, surnommée «COP 13 biodiversité», s’est ouverte dimanche et se tient jusqu’au 17 décembre. Dans l’indifférence générale. Pourtant, les espèces et écosystèmes disparaissent à un rythme ahurissant et inédit. Dernière illustration en date : le caribou et le papillon monarque désormais «en voie de disparition». L’urgence est là, autant que sur le climat. Et les enjeux sont au moins aussi cruciaux, les deux sujets étant d’ailleurs liés. Entretien avec Yann Laurans, directeur biodiversité à l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), à Paris.

Une COP biodiversité, est-ce l’équivalent d’une COP sur le climat ?

Oui, elle découle des trois conventions signées à Rio durant l'historique Sommet de la Terre de 1992. Il y en a une sur le climat, une sur la désertification, et celle-ci, sur la diversité biologique. Cette convention réunit presque toute la planète, à l'exception des Etats-Unis, George Bush Sr ne l'ayant pas fait ratifier. Par celle-ci, nos gouvernements se sont engagés à arrêter la destruction de notre patrimoine naturel commun. Ils se retrouvent tous les deux ans, contre tous les ans pour les conférences climat.

Que peut-on en attendre de cette COP ?

A la fois pas grand-chose et beaucoup. Pas grand-chose parce que cette convention laisse toute latitude aux Etats de mener leurs politiques. Beaucoup parce que pendant ce type d'événement, la communauté internationale forge ses idées communes sur ce que doit être la politique de la biodiversité. Et de manière diffuse, ces idées influent sur les politiques des gouvernements en matière de conservation, de développement, de recherche. Plusieurs sujets sont apparus durant les COP du passé, qui ont fait l'objet de négociations poussées et d'engagements croissants. Par exemple, la reconnaissance des droits des peuples indigènes et des communautés locales à être associés à toute utilisation du patrimoine biologique et génétique qui se trouve sur leurs terres, et qui a donné lieu, en France, à certaines des dispositions de la récente « loi biodiversité ». Ou bien l'utilisation des instruments économiques pour rémunérer les acteurs qui font des efforts pour la biodiversité.

Les précédentes COP n’ont pourtant pas permis d'enrayer la perte de biodiversité…

Elles l'ont mise à l'agenda mondial. Certes, celui-ci n'est pas contraignant, c'est un système d'annonces et d'engagements sans garanties. Mais sans lui, la biodiversité serait restée une affaire de spécialistes. Ne nous trompons pas, le cadre politique posé par la convention et les COP successives n'est pas en cause : si tout le monde répondait aux ambitions qu'il contient, nous pourrions à la fois protéger notre patrimoine naturel et vivre plus riches et plus égaux sur la planète. Ce n'est pas parce qu'il est trop timide qu'il a peu d'effets, c'est plutôt parce qu'il n'est pas assez suivi. C'est une responsabilité collective des opinions, des consommateurs, des entreprises et des gouvernements.

N’y a-t-il pas urgence, pourtant, au moins autant que sur le climat ?

Un article de Science paru cette année confirme que la planète est modifiée dans tous ses paramètres depuis les années 50, aussi fortement qu'elle l'a été durant les précédentes ères géologiques. Nous avons créé une «ère artificielle», qui transforme la biosphère de fond en comble, et ce n'est que le début. Certains parlent de sixième extinction car c'est la vitesse et l'accélération des transformations qui impressionne : mille fois supérieure à ce qu'elle serait naturellement, estime un article paru en 2015 dans Conservation Biology. La liste rouge de l'Union internationale pour la conservation de la nature comptabilise près de vingt mille espèces menacées dans le monde. Cela ne représente pour l'instant que quelques pour cent des espèces de la planète, sur un total très mal connu. Mais cela se passe à une vitesse telle que nous pouvons craindre que la diversité d'aujourd'hui ne soit balayée en quelques décennies ou siècles.

Avez-vous remarqué que vous n'avez pratiquement plus besoin de nettoyer votre pare-brise après un voyage à travers la France ? Il y a vingt ans vous auriez occis quantité d'insectes, et votre contribution à l'érosion de la biodiversité aurait pourtant été marginale ! Ces insectes n'ont pas encore tous disparu, on peut en trouver dans les aires protégées et, pour les plus rares, dans les laboratoires. Mais la plupart de nos paysages ruraux «ordinaires» se sont appauvris. Au Sud, les forêts tropicales et les savanes, fantastiques réservoirs de diversité naturelle, vont se réduire comme peau de chagrin. Au Nord, ce sont les milieux ouverts, les zones humides, les prairies naturelles, les écosystèmes de bocage.

Comment expliquez-vous que cette urgence soit aussi peu comprise ?

Pour l'instant, aucune catastrophe à grande échelle n'est reliée, pour l'opinion, à la perte de la biodiversité. Nous croyons encore trop souvent que protéger la biodiversité signifie conserver une sorte de collection qui n'intéresserait que les amoureux de la nature et de ses beautés. Pourtant, l'immense majorité des humains vivent dans des sociétés fondamentalement dépendantes des équilibres de la nature. Comme ce n'est que le début de ce grand mouvement d'érosion et de simplification planétaire, nous ne faisons pas le lien entre notre cadre de vie et les écosystèmes.

De plus, protéger la biodiversité renvoie à une infinité de choix de toutes natures, qui ne sont pas impossibles ni nécessairement douloureux, mais nombreux et difficiles à relier entre eux et avec la diversité biologique : changements de notre alimentation, choix de ce que nous consommons, semons et plantons, de la manière dont sont construits nos logements, nos routes, dont nous utilisons les produits de l’industrie, dont nous produisons notre énergie, … Tout concerne la biodiversité. De ce fait, il n’y a pas un message simple et univoque, il y a une grande quantité de changements, petits et grands, que l’opinion doit progressivement faire siens et soutenir, ce qui ne peut advenir que lentement.

Comment sensibiliser le plus grand nombre ?

Depuis longtemps, les experts démontrent à quel point notre économie repose, pour une large part, sur les services que nous rendent les écosystèmes, comme les abeilles qui pollinisent nos vergers, les plaines inondables qui nous protègent des inondations et les océans qui nourrissent des régions entières. Manifestement, cela ne suffit pas, car les premiers signes de déséquilibre ne sont pas reliés entre eux, et la glissade qui a commencé n’est pas encore très visible.

Peut-être, pour frapper les esprits, faudrait-il montrer à quoi ressembleront nos paysages dans quelques décennies. Cela poserait la question fondamentale : voulons-nous une planète ultra simplifiée, homogénéisée, banalisée, sans vie sauvage, mais aussi sans insectes, sans grenouilles, sans oiseaux des champs (la crainte d'un « printemps silencieux » qui a déclenché les premières alertes environnementales dans les années 70)? Voulons-nous avoir à trouver chaque année de nouveaux produits chimiques, au risque de notre santé, pour défendre la poignée d'espèces artificielles de cultures et de bétail qui feront toute notre alimentation et qui seront de plus en plus vulnérables aux attaques des parasites qui s'y seront adaptés ?

Il faut aussi, selon moi, travailler à montrer comment il est possible de produire et consommer différemment pour respecter les équilibres naturels. Il faut montrer qu'il ne s'agit pas de bouleversements radicaux. Il s'agit de favoriser les modèles économiques et les modes de consommation qui respectent les équilibres naturels. Il en existe beaucoup, mais ils sont marginalisés par les solutions les plus intensives, industrialisées, et surtout ils sont peu soutenus par nos politiques et par nos habitudes de consommation. Je suis persuadé qu'il est possible de produire une alimentation variée et saine, qui réponde aux besoins de la planète, enrichisse les paysans et s'insère dans les équilibres naturels. Cela nécessite des transformations, non négligeables, mais faisables. Pour le climat, plus personne ne dit aujourd'hui, comme c'était le cas il y a vingt ans, que notre choix est entre le nucléaire (ou le charbon) et la bougie. De même, notre choix d'aujourd'hui n'est pas entre le hamburger industriel et la faim. A nous de le montrer.

La COP 13 sera placée cette année sous le signe de «l’intégration». Pouvez-vous expliquer de quoi il s’agit ?

«L'intégration», c'est l'idée que la biodiversité doit être prise en compte dans l'ensemble des politiques, réglementations, incitations et dispositifs de suivi sectoriels : dans les politiques agricole, forestière, de la pêche, du tourisme, etc. C'est important car cela répond au constat que la biodiversité «ordinaire», celle de nos champs et de nos paysages ruraux, s'est effondrée. Par exemple, Natureparif a montré que nous avons perdu un cinquième des oiseaux communs dans les campagnes de l'Ile-de-France, en un peu plus de dix ans. La protection des espèces menacées, dans les parcs nationaux par exemple, ou par des moratoires sur la pêche de certaines espèces de poissons, rencontre des succès notables, mais ponctuels. Ces succès sont comme des oasis dans un système qui se désertifie. Il faudrait donc que le souci de la biodiversité sorte de son espace réservé, et soit pris en compte dans toutes les politiques.

Pour l’instant, on en est loin, la biodiversité n’est pas prise en compte dans les politiques publiques… Pourquoi ?

Les politiques économiques, comme celles de l'agriculture ou de la pêche, poursuivent des objectifs spécifiques, tous légitimes. Elles répondent à une demande sociale d'emploi en nombre, de sortie de la pauvreté, d'alimentation à bas coût, etc. Et les lobbies luttent, avec leurs moyens considérables, pour faire valoir leur intérêt immédiat et de court terme. Ces politiques, ces acteurs, ces groupes professionnels n'ont pas le souci de la biodiversité comme objectif principal. Il nous faut plutôt travailler à convaincre l'opinion et les consommateurs qu'il est possible de nourrir la planète, d'enrichir les paysans, de nous loger et de nous transporter tout en prenant soin du patrimoine naturel. C'est possible, mais cela suppose des modèles de production différents, des filières diversifiées, des soutiens publics dirigés autrement, des consommateurs conscients de leurs choix. Et le rôle des gouvernements, via leurs réglementations coordonnées, reste essentiel. C'est donc éminemment politique, car cela engage des choix.

La déforestation de l’Amazonie brésilienne a bondi de 29% l’an dernier. Les forêts équatoriales d’Afrique et d’Asie du Sud-est disparaissent aussi à un rythme élevé. Que peut la COP 13 ? Que peuvent les citoyens ?

Les citoyens peuvent tout, car c'est à leur demande que répond l'agro-industrie, c'est avec leur épargne que l'économie se finance, c'est selon leur vote que les gouvernements établissent leurs priorités. Par exemple, lorsque les consommateurs réagissent à une campagne d'ONG qui fait pression sur un groupe agroindustriel pour qu'il arrête de s'approvisionner en viande nourrie au soja, lui-même produit par la déforestation en Amazonie, les réactions sont rapides et radicales : les entreprises sont très sensibles à leur réputation. Au-delà de ces mobilisations ponctuelles, les moments comme la COP 13 sont là pour concevoir des réponses à plus large échelle.

À notre échelle individuelle, que pouvons-nous faire ? Nous pouvons accorder plus d'attention à notre régime alimentaire, qui est aujourd'hui la clé majeure pour la biodiversité. Par exemple, manger moins de produits préparés et plus de produits frais ; moins de viande, surtout de viande produite industriellement ; préférer le bio quand c'est à notre portée ; porter attention aux labels, aux campagnes des ONG ; acheter auprès des commerces de proximité plutôt que dans les grandes zones d'activités qui gaspillent l'espace. C'est encore assez compliqué, cela suppose de s'informer, mais gageons que si nous devenons tous conscients et attentifs à ces sujets, et si le gouvernement agit dans le même sens, la pression que nous exercerons changera le rapport de forces.

Quels sont les pays les plus en pointe en matière de défense de la biodiversité ?

Celui qui aujourd'hui est le plus souvent porté en modèle, dans ce type de conventions, est le Costa Rica, dont on dit qu'il a axé son développement sur un tourisme de nature, qui porte ses fruits et qui est soutenu par une politique publique au service de cet objectif.

Quid de la France, alors qu’a été votée cette année une loi sur la biodiversité ?

La loi dite «biodiversité» est le résultat d’équilibres politiques difficiles à trouver. De ce fait, elle ne comporte pas de grandes innovations. Elle met plutôt un certain nombre d’outils à la disposition de ceux qui voudront – et pourront – s’en saisir. Rien n’est garanti, tout reposera sur la manière dont la politique sera menée à l’échelle locale, dont les textes seront appliqués, dont les associations se saisiront des dispositifs : finalement, sur le rapport de forces de tous les jours.