«Il faut qu'on commence à lancer de nouvelles choses. Là, on pérennise ce qu'on sait bien faire, mais dès mars, on commencera à concrétiser de nouvelles ambitions.» A entendre Rémy Chanson, alias Llewellys, en ce début janvier, rien ne laisse supposer qu'ArmaTeam, la boîte qu'il a cofondée, n'a que quelques jours d'existence. Mieux, un mois plus tôt, il n'y réfléchissait même pas. ArmaTeam est une structure consacrée au sport électronique, c'est-à-dire qu'elle emploie des joueurs de haut niveau qui partagent leur temps entre entraînements, tournois et animation d'une chaîne de jeux vidéo sur la plateforme Twitch. Tous ses membres (dont quatre joueurs en CDI) viennent de quitter de leur propre chef Webedia, le leader incontesté du e-sport en France, pour s'engager dans une aventure qui aurait pu paraître, de prime abord, périlleuse. Ils sont maintenant installés dans une petite salle d'enregistrement avec un mur vert servant aux incrustations du joueur pendant les diffusions vidéo, au sein d'une pépinière d'entreprises au Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne). Mais avant d'aller plus loin dans cette histoire, qui en dit beaucoup sur ce qu'est devenu le e-sport, il est sans doute nécessaire de faire un petit point sur le secteur lui-même.
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Des piliers nommés «League of legends» et twitch
Depuis la fin des années 90 et l'avènement des jeux compétitifs en ligne (principalement de tir ou de stratégie), s'est développée une scène internationale de compétition de jeux vidéo. D'abord confidentielle, elle a commencé à se développer sérieusement dans la première partie des années 2000. Et en 2006, l'événement ESWC réussit à remplir le palais omnisports de Bercy avec, entre autres, des tournois de Warcraft 3 et Counter-Strike. Malgré de larges succès dans le même genre, le e-sport ne touche qu'un public relativement restreint, même parmi les joueurs passionnés. Beaucoup en sont persuadés - en premier lieu les quelques acteurs déjà impliqués -, le sport électronique a de beaux jours devant lui.
Deux événements vont accélérer considérablement les choses. Il y a d'abord la sortie, en 2009, de League of Legends, un jeu développé par le studio californien Riot Games (racheté en 2011 par le géant chinois Tencent). Il s'agit d'un Moba (Multiplayer Online Battle Arena, arène de combat en ligne), un genre qui a vu le jour quelques années plus tôt et dont l'influence e-sportive ne cesse de croître. En quelques années, ce jeu «free-to-play», accessible gratuitement avec des options payantes, s'impose comme la référence et fédère plusieurs dizaines de millions de joueurs - les estimations parlent aujourd'hui de plus de 100 millions. Les compétitions sont suivies en ligne par d'innombrables spectateurs et remplissent d'immenses enceintes sportives, comme le Staples Center de Los Angeles.
L’autre déclencheur, est la naissance de Twitch en 2011. Emanation du service de diffusion vidéo en direct Justin.tv, Twitch est spécialisé dans le streaming live de parties de jeux vidéo. Idéal pour réunir de grosses communautés autour de champions. La plateforme a été rachetée, en 2014, par Amazon.
Se basant sur ces deux piliers, le sport électronique a connu ces dernières années une croissance sans précédent. En France, un nom sort du lot quand on parle de e-sport, c'est Webedia. Le géant des contenus en ligne connaît un développement fulgurant depuis 2013 et son rachat par Fimalac, la holding du milliardaire Marc Ladreit de Lacharrière. Une croissance principalement alimentée par des acquisitions externes. Il possède, entre autres, les sites Allociné, Jeuxvideo.com ou 750g. En 2014, quelques mois après le rachat très onéreux de Jeuxvideo.com, Webedia surprend en se payant un autre acteur du secteur : Millenium. La structure, qui s'est construite autour d'une équipe spécialisée dans les jeux massivement multijoueurs comme World of Warcraft, est connue dans le petit milieu du sport électronique. Au sein de Millenium se sont développées plusieurs équipes sur les jeux les plus en vue de la scène compétitive. Et en 2016, chez Webedia, on sent bien que le sport électronique est sur le point de changer de dimension. C'est de ce qu'on pourrait appeler une crise de croissance au sein de Webedia qu'est né ArmaTeam. Car au sein du département e-sport de l'entreprise, une équipe connaît une réussite insolente : celle qui se consacre au jeu de cartes Hearthstone, un free-to-play créé par le très reconnu studio Blizzard. Non seulement ses joueurs «historiques» sont excellents, mais ils viennent de réaliser un recrutement d'enfer : Pavel, un Russe de 18 ans, qui devient champion du monde de la discipline au terme d'une série de matchs d'anthologie disputés le 5 novembre.
La «team» Hearthstone peut, de plus, se targuer d'animer la chaîne Twitch la plus populaire de France et de compter dans ses rangs des personnalités du milieu comme Jérémie Amzallag, alias Torlk, et Bertrand Fagnoni, alias BestMarmotte, animateurs d'une chaîne YouTube comptant plus de 150 000 abonnés. Cette équipe s'est installée avec le temps sous la direction de Rémy Chanson et fonctionne de manière autonome au sein de Webedia, à un rythme soutenu mais qui reste le sien. Trop autonome pour Webedia qui veut devenir la référence incontournable du secteur en France sur tout ce qui touche l'e-sport. «Fin 2015, on s'est rendu compte que Millenium était une boîte à outil qui pouvait tout faire, compétitions, événementiel, éditorial, gestions de talents, se souvient Cédric Page, cofondateur de Millenium, aujourd'hui en charge des jeux vidéo chez Webedia. Mais on était en concurrence sur chacun des points avec des spécialistes qui nous posaient de plus en plus de difficulté. On a donc pris la décision d'investir assez massivement.» L'agile Millenium ne suffisait plus. Bilan, en octobre 2016, Webedia annonce le rachat de Oxent, organisateur de l'ESWC, et de Bang Bang Management, agence d'acteurs de l'e-sport (joueurs, youtubeurs, etc.) ainsi qu'un partenariat avec le Paris-Saint-Germain pour monter un club axé sur League of Legends et le jeu de foot Fifa.
Mais la conséquence de cette montée en puissance, c'est la remise en cause de la place des équipes installées. «Ils étaient dans une logique d'optimisation industrielle qui imposait de mutualiser les équipes entre les différents clubs gérés par Webedia», se souvient Rémy Chanson. D'où la crainte légitime de perdre l'ambiance un peu familiale qui régnait jusqu'ici au sein de Millenium. «J'aime être joueur, animer une chaîne et représenter mon équipe, explique Jérémie Amzallag. Là, on cassait toute cette construction pour redevenir de simples joueurs.» L'ambiance devient un peu lourde à Webedia, et - sans doute une première dans le milieu - les joueurs de Hearthstone se mettent en grève fin novembre. La chaîne Twitch cesse d'émettre pendant deux jours. Tout s'accélère ensuite. Mi-décembre, une réunion acte définitivement le désaccord stratégique entre Rémy Chanson et sa direction. Il décide alors de partir, suivi par l'intégralité des joueurs de l'équipe Hearthstone, y compris Pavel qui, même s'il vit en Russie, apprécie le travail de ses coéquipiers.
Le 23 décembre, Jérémie Amzallag est le premier à rendre la nouvelle publique sur sa chaîne YouTube en annonçant un nouveau projet pour le 1er janvier. Les autres joueurs font de même et Webedia, fair-play, les laisse communiquer librement sur cette opération durant les sessions de streaming. Le 1er janvier à 20 heures, Llewellys et Torlk inaugurent la chaîne Twitch d'ArmaTeam devant plusieurs dizaines de milliers d'internautes.
Une vision plus humaine
Chez Webedia, on appelle ça une «perte d'actif» et, si l'on regrette de fait ce départ, toute l'équipe est tournée vers un avenir riche en annonceurs et en événementiel spectaculaire, comme l'ESWC Winter qui aura lieu à la porte de Versailles du 17 au 19 février. Ou, comme le dit autrement Cédric Page, «aujourd'hui, nous pouvons revendiquer notre place de leader sur le secteur de l'e-sport en France et ça permet de pouvoir aller voir des marques pour leur proposer des dispositifs attractifs.»
C'est une autre vision de l'e-sport qui se développe du côté d'ArmaTeam. Plus artisanale, peut-être, plus humaine, certainement. Ils viennent d'organiser la première «Armacup», qui a vu s'affronter seize joueurs sur Hearthstone (dont huit qui ont gagné leur place parmi 1 300 inscrits), et ils préparent un événement à La Réunion. Deux sponsors ont déjà décidé de les suivre (rien de bien original, un site de vente techno et un opérateur de poker). Et Torlk de résumer l'état d'esprit : «Tout s'est fait extrêmement vite. A la soirée de lancement, on ne savait pas trop comment ça allait se passer. On se doutait qu'il allait y avoir beaucoup de monde, mais est-ce qu'ils n'allaient pas être déçus ? Finalement, les gens apprécient le fait qu'on soit à notre compte. On n'a plus un milliardaire derrière nous. On se lance dans l'aventure et on voit ce qui se passe.» Les joueurs de haut niveau n'ont jamais peur d'entrer dans l'arène.