Libération ausculte les réalités de la vie commerçante à travers des portraits dans toute la France. Aujourd'hui, un jeune pharmacien qui a repris une vénérable herboristerie à Marseille.
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Un mélange de mucuna, de ginseng et de ginko biloba, le tout dans un flacon aux allures de sirop pour la toux. En réalité, une véritable bombe énergisante, totalement naturelle, capable de chasser les idées noires comme de doper ses facultés intellectuelles. Cyril Coulard prend sa dose tous les matins en ce moment. Et à le voir courir sur tous les fronts, le cocktail semble plutôt efficace. De l'énergie, le pharmacien en a besoin pour tenir le rythme que lui impose le Père Blaize. Cela fait trois ans que le jeune homme de 31 ans a repris cette herboristerie vieille de 200 ans, véritable institution marseillaise nichée dans une petite ruelle du quartier de Noailles. Dans la boutique du Père Blaize, on vient de génération en génération se fournir en plantes médicinales et remèdes naturels en tous genres, poussés par les traditions familiales, l'air du temps naturocompatible ou la simple curiosité, pour le plaisir d'admirer de près les étagères d'époque encombrées de vieilles fioles. Cyril Coulard aussi faisait partie des habitués des lieux. «Ma mère était déjà cliente quand je n'étais pas encore né, raconte-t-il. Mes premiers souvenirs ici datent de mes cinq ans. Je me souviens surtout de l'odeur des plantes…»
«Fils botanique»
Il faudra quelques années et «un heureux concours de circonstances» pour que le client passe de l'autre côté du comptoir. En 2013, Cyril vient de finir son doctorat de pharmacie et se cherche une voie. Fils d'un chirurgien-dentiste et d'une sophrologue, il se destinait à la chirurgie mais figure lors d'une journée d'information, en découvrant la variété des métiers que proposait le cursus de pharmacie. A la sortie des études, «je voulais quelque chose qui ne soit pas classique, quelque chose de conforme à mes convictions», confie-t-il.
Le diplômé se verrait bien en héraut d'une médication démocratisée, affranchie des intérêts financiers des gros groupes pharmaceutiques. Un discours un peu trop idéaliste pour l'expert-comptable du jeune pharmacien, qui lui conseille de trouver tout de même une pharmacie dans laquelle investir, histoire d'avoir une assise financière pour ses projets utopiques. «Pendant une semaine, j'ai fait le tour des officines marseillaises la mort dans l'âme, poursuit-il. Et c'est là que j'ai entendu dire que Martine Bonnabel-Blaize cherchait un successeur.» Martine est la descendante de Toussaint Blaize, un guérisseur venu des Alpes-de-Haute-Provence créer son herboristerie à Marseille. Depuis six générations, le précieux savoir-faire et l'expérience de la maison se transmettaient au sein même de la famille mais cette fois, il fallait chercher la relève hors les murs. Cyril Coulard tombe bien. «Dès qu'on s'est rencontrés, le match était fait, assure-t-il. Comme le dit Martine, je ne suis pas son fils biologique mais son fils botanique !»
Intronisé «gardien temporaire de l'institution», le pharmacien récupère une entreprise prospère dont il veut encore accélérer le développement en lui associant sa casquette de pharmacien. «Nous sommes une profession réglementée, rappelle-t-il. Notre première cause de développement, c'est le bouche à oreille.» C'est donc sur le volet des services que le jeune entrepreneur va miser pour accélérer la croissance de l'enseigne : ouverture au mois d'août, achat désormais possible par carte bleue, horaires élargis, refonte du site internet… Résultat, dès la première année, l'enseigne affiche une hausse de 40% du chiffre d'affaires, malgré de gros travaux qui ont rendu difficile l'accès à la boutique. La tendance ambiante de retour aux médecines naturelles y est certainement aussi pour quelque chose, d'ailleurs la clientèle rajeunit chez le Père Blaize à mesure que la file d'attente s'allonge.
«Réconcilier les professions»
Pour accueillir ce nouveau public, le patron a embauché du personnel : l'équipe compte aujourd'hui 22 salariés dont 5 pharmaciens, soit un personnel qualifié qui a un coût pour l'entreprise. Mais c'est le prix à payer pour maintenir un haut niveau de conseil, estime-t-il, ultime arme pour se démarquer de la concurrence qui grossit. Car si le Père Blaize est la seule herboristerie de France dans la légalité – le diplôme d'herboriste a été supprimé en France en 1941 –, les enseignes bio et des rayons dédiés aux produits naturels en grandes surfaces se multiplient sans véritable contrôle public. «Si demain, si un distributeur met une boîte de Doliprane en rayon, il aura tous les pharmaciens contre lui. Mais ça fait trois ans qu'une grande surface vend des plantes qui sont normalement sous le monopole des pharmaciens dans la plus grande indifférence, déplore Cyril Coulard. L'absence de réglementation, c'est la porte ouverte au n'importe quoi. Certes, aujourd'hui, le pharmacien a un monopole sur certaines plantes, mais dans la vraie vie, vous allez vous faire conseiller chez Biocoop. Comme disait Martine, j'attends qu'il y ait un mort…»
La solution, pour le jeune pharmacien, serait que les cursus de pharmacie et de médecine accordent une place plus importante à ces savoirs. «A la base, le pharmacien apothicaire était un herboriste et ça s'est perdu. Il faudrait réconcilier les deux professions. Qui mieux qu'un pharmacien pour conseiller sur les plantes, sachant que deux tiers des médicaments viennent du règne végétal ?» Pour les pharmaciens, ce serait aussi une façon de revenir au cœur de leur métier, plus tourné vers le conseil et la médecine que vers la vente de produits parapharmaceutiques, front sur lequel la concurrence est rude. Autre demande à l'adresse des candidats à l'élection présidentielle, une meilleure prise en charge par les mutuelles des médecines douces ou naturelles. «Mais dans le contexte actuel de déremboursement de nombreux médicaments, cela me paraît compliqué…», sourit Cyril Coulard.