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Abandon de l'écotaxe : un «gâchis» «très coûteux» selon la Cour des comptes

Dans leur rapport annuel, les magistrats financiers critiquent la décision d'abandonner ce dispositif en 2014. Outre des milliards d'euros non perçus ou gaspillés au détriment des particuliers et collectivités locales, les conséquences sont aussi industrielles, sociales, environnementales et sanitaires.
Des camions lituaniens sur une aire de repos en Saône-et-Loire, le 17 janvier. (Photo Claire Jachymiak pour Libération)
publié le 8 février 2017 à 17h56

C'est un immense gâchis, sur le plan financier, mais aussi environnemental, industriel ou social. Dans son rapport annuel publié ce mercredi, la Cour des comptes consacre un chapitre entier aux conséquences de l'abandon de l'écotaxe poids lourds. Le titre de ce document de 32 pages annonce la couleur : «Un échec stratégique, un abandon coûteux.» Tout au long de celui-ci, les sages de la rue Cambon ne mâchent pas leurs mots. Et leur conclusion est cinglante : «L'abandon de l'écotaxe poids lourds constitue un échec de politique publique, dont les conséquences sont probablement très durables […]. Coûteux pour les finances publiques et dommageable pour la cohérence de la politique des transports et son financement, l'abandon de l'écotaxe poids lourds constitue un gâchis.»

La mesure, l'un des grands projets issus du Grenelle de l'environnement de 2008, votée à la quasi-unanimité du Parlement l'année suivante, consistait avant tout à appliquer deux principes simples. Celui du pollueur-payeur : le fret routier devait enfin assumer ses nuisances (émissions de CO2, pollution de l'air, de l'eau, des sols, bruit, congestion), jusque-là à la charge de la collectivité. Et celui de l'utilisateur-payeur : les routiers devaient s'acquitter d'un droit d'usage, comme ce qui se passe pour le rail (l'idée étant de faire payer au transporteur le coût d'usage de la route, et non au contribuable).

Concrètement, les poids lourds, notamment étrangers en transit, devaient s'acquitter de l'écotaxe sous la forme d'une taxe au kilomètre sur un réseau d'environ 15 000 kilomètres, hors autoroutes à péage. «L'Etat s'était engagé à ce qu'elle ne pèse pas in fine sur les entreprises de transport routier au moyen d'un mécanisme de répercussion sur les clients finaux», précise la Cour. L'écotaxe devait aussi être «une réponse aux besoins de financement des infrastructures de transport», souligne celle-ci, indiquant qu'elle devait rapporter «près de 890 millions d'euros par an de recettes nettes aux administrations publiques, dont 684 millions d'euros en faveur du financement des infrastructures nationales de transport».

«Bouc émissaire»

Las, elle n'a jamais été appliquée. D'abord prévue pour 2011, sous le gouvernement Fillon, elle n'a cessé d'être repoussée, jusqu'à être «suspendue sine die» par la ministre de l'Ecologie, Ségolène Royal, en octobre 2014 face à la fronde des «bonnets rouges», des Bretons opposés à la mesure, qui ont fait de l'écotaxe un «bouc émissaire» – dixit la Cour – à partir de 2013. Les «sages» dénoncent à ce titre «une perte de vision stratégique» de la part de l'Etat, déplorant un «défaut d'explication et de pédagogie qui aurait pourtant été nécessaire pour un dispositif aussi nouveau» et un pilotage du projet à partir d'octobre 2013 «centré sur des objectifs de court terme».

Résultat ? Un abandon «très coûteux» pour les finances publiques, donc pour les contribuables. D'abord, l'abandon de l'écotaxe prive les caisses des administrations publiques (Etat et départements) de 9,83 milliards d'euros entre 2014 et 2024 – la durée du partenariat prévu avec la société Ecomouv' pour la mise en œuvre de l'écotaxe.

A quoi il faut ajouter le manque à gagner pour l'Etat issu de la réduction du tarif de la taxe à l'essieu. Cette mesure, rappelle la Cour des comptes, «qui représente une perte de recettes de 53 millions d'euros par an, avait été prise en 2009 pour favoriser l'acceptation de la mise en œuvre de l'écotaxe poids lourds auprès des organisations de transport routier. Entre 2009 et 2024, et à défaut de révision du tarif de la taxe à l'essieu d'ici là, la perte de recettes cumulée atteindrait 795 millions d'euros pour le budget de l'Etat (en euros constants)». Autrement dit, le lobby routier a obtenu un joli cadeau pour compenser une écotaxe qui n'a jamais été appliquée.

«Compensation aux dépens des automobilistes et au bénéfice des poids lourds étrangers»

Mais ce n'est pas tout. Outre ces pertes de recettes de près de 11 milliards d'euros au total, l'abandon de l'écotaxe a entraîné des «dépenses importantes» pour l'Etat : les indemnisations directes versées à Ecomouv' ou ses partenaires à la suite de la résiliation du contrat de partenariat (pour un montant de 957,58 millions d'euros), mais aussi les dépenses engagées par l'administration pour assurer le pilotage, la mise en œuvre opérationnelle et la défaisance du contrat de partenariat (évaluées à 70 millions d'euros). Enfin, l'Etat est exposé à d'importants risques contentieux (estimés à 270 millions d'euros), liés aux demandes d'indemnités formulées par certaines sociétés de télépéage.

L'Etat a certes adopté une solution de remplacement – une hausse du tarif de la taxe intérieure de consommation des produits énergétiques (TICPE) sur le gazole –, mais celle-ci est aussi critiquée par la Cour. Même si cette mesure fait plus que compenser la perte de recettes de l'écotaxe poids lourds (entre 2015 et 2024, elle dégagerait un excédent de rendement de 1,5 milliard d'euros par rapport à la mise en œuvre de l'écotaxe), «cette compensation est très inégalement répartie». En effet, seul l'Etat en profite, au détriment des collectivités territoriales. En outre, «elle se fait aux dépens des automobilistes et au bénéfice des poids lourds étrangers qui se ravitaillent peu en France», souligne la Cour.

Infographie Cour des comptes (voir pdf original)

Plusieurs objectifs initiaux restent sans réponse

In fine, les magistrats financiers dénoncent «un gâchis patrimonial, économique, financier, industriel et social». Patrimonial, car l'Etat a dû procéder à la dépréciation comptable intégrale des portiques et autres équipements, «initialement valorisés à 652 millions d'euros». Autrement dit, voilà encore de l'argent public jeté par la fenêtre, et de façon «très probablement pérenne», la Cour estimant «illusoire» la réutilisation de tout ou partie de ces équipements. Seuls quelques équipements ont été bradés, pour des montants compris entre 2 et 30% de leur valeur initiale, rapportant seulement 2,19 millions d'euros à l'Etat.

Le gâchis économique, lui, réside dans le fait que plusieurs objectifs initiaux de l'écotaxe restent sans réponse : «Transférer le financement de charges d'infrastructures du contribuable vers l'usager ; faire contribuer les poids lourds étrangers à hauteur de leur usage du réseau routier français ; réduire l'écart de coûts entre le transport routier de marchandises et les autres modes pour inciter au report modal du trafic de transit notamment vers le fret ferroviaire.»

Le projet français d'écotaxe n'était pas uniquement l'occasion – désormais «manquée» – de mettre en place «un instrument pertinent de politique des transports». Il comportait aussi un volet industriel et technologique, rappelle la Cour : «Des entreprises françaises actionnaires et sous-contractantes d'Ecomouv' avaient investi dans ce projet pour se positionner ou se renforcer sur le marché européen des systèmes innovants de tarification routière.» Sur le volet social, les 210 salariés d'Ecomouv' ont été licenciés. Et la Cour des comptes précise que «les reclassements envisagés pour une partie d'entre eux dans des établissements publics de l'Etat n'ont pas prospéré».

«Gâchis environnemental et sanitaire»

Bref, voilà un formidable fiasco, que le gouvernement n'assume pourtant toujours pas. Dans sa réponse à la Cour, le cabinet du Premier ministre soutient que «les gouvernements chargés de mettre en œuvre l'écotaxe à compter de juin 2012 ont agi avec pragmatisme». Il affirme aussi que l'abandon de l'écotaxe «a conduit à un bilan financier qui n'est pas si défavorable pour les finances publiques, contrairement à ce que la Cour laisse entendre» et assure que cette décision est «réaliste et efficace sur le long terme». «Le gouvernement a fait au mieux, c'est-à-dire a supprimé un système très coûteux pour le remplacer par un prélèvement tout simple sur la consommation de carburant», a réagi ce mercredi Ségolène Royal, citée par l'AFP. Et de dénoncer un système «très pervers» où l'Etat payait 220 millions d'euros par an de frais de gestion à Ecomouv'.

Une ligne de défense qui ne convainc pas les ONG. Outre son coût financier pointé du doigt par la Cour des comptes, l'abandon de l'écotaxe poids lourds représente «un gâchis environnemental et sanitaire dont les conséquences en matière de financements entravent la transition énergétique dans le secteur des transports, premier contributeur aux émissions de gaz à effet de serre en France (dont les camions représentent environ un quart)», insiste le Réseau Action Climat dans un communiqué. «Le gouvernement s'est privé d'un dispositif efficace qui continue de faire ses preuves à l'étranger [sept pays européens ont mis en place des systèmes similaires, ndlr], sans fournir de solution de remplacement adéquate pour réduire l'impact du fret sur les émissions de gaz à effet de serre et la pollution de l'air.»