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Interview

«Jupiter est un prototype pour comprendre les exoplanètes»

A l'heure où l'on ne parle que de Mars, les astronomes Thérèse Encrenaz et James Lequeux publient un livre sur Jupiter. De sa formation aux mystères de son atmosphère, la planète géante est une clé indispensable pour étudier notre système solaire... et les autres.
La surface de Jupiter photographiée par la sonde Juno, le 11 décembre. (Photo NASA/JPL-Caltech/SwRI/MSSS/Eric Jorgensen)
publié le 22 février 2017 à 10h34

A l’heure où l’on ne parle que de Mars, pour célébrer les prouesses des rovers qui roulent à sa surface, écouter l’entrepreneur Elon Musk dérouler ses plans de conquête ou les Emirats arabes unis fantasmer sur une ville martienne, les astronomes Thérèse Encrenaz et James Lequeux, de l’observatoire de Paris, décident d’écrire un livre sur Jupiter. Publié chez Belin,

Jupiter : la conquête d’une géante

est la somme – très pédagogique et richement illustrée – de toutes les connaissances accumulées sur la plus grande de nos planètes voisines, des premières observations par Galilée et Cassini aux mystères que les futures missions spatiales doivent encore résoudre. Etudier la planète géante est capital pour la compréhension du système solaire et des exoplanètes. Interview croisée.

Pourquoi écrire aujourd’hui un livre sur Jupiter ?

Thérèse Encrenaz : D'abord parce qu'il y a de l'actualité, depuis que la mission spatiale américaine Juno, lancée il y a quelques années, est arrivée en orbite autour de Jupiter l'été dernier. Mais il est, de toute façon, toujours intéressant de parler de Jupiter parce qu'elle est le prototype des planètes géantes – vous savez qu'il y a deux classes de planètes : les rocheuses comme Mercure, Vénus, la Terre et Mars, et les géantes gazeuses comme Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune qui sont beaucoup plus éloignées et extrêmement différentes. Parmi les planètes géantes, Jupiter est la plus proche de nous, la plus grosse, la plus facile à observer.

James Lequeux : Par ailleurs, il y a tout un tas de planètes en dehors du système solaire qui ressemblent à Jupiter. Notre géante est donc aussi un prototype, un modèle, pour ces exoplanètes.

Dans notre système solaire d’abord, quel modèle nous donne Jupiter pour les planètes gazeuses ?

James Lequeux : C'est Jean-Dominique Cassini, un astronome italien, qui a remarqué le premier une différence entre les planètes. Il a été appelé en France en 1669 pour prendre la direction de l'observatoire de Paris, et là, il a fait les meilleures observations visuelles de Jupiter pour l'époque, et pour deux siècles après lui. Il avait une acuité visuelle extraordinaire, et il a vu que Jupiter ne tournait pas comme un corps solide, que la vitesse de rotation dépendait de la distance à l'équateur. Il y a des zones qui tournent plus vite que d'autres. Il en a déduit tout de suite que Jupiter était composée de gaz… Il n'est pas allé beaucoup plus loin, mais c'était déjà remarquable.

Jupiter et sa «grande Tache Rouge» dessinés par Cassini.

Thérèse Encrenaz : Aujourd'hui, on sait que les planètes à partir de Jupiter sont gazeuses parce qu'elles se sont formées plus loin du Soleil, c'est-à-dire à plus basse température. Quand il fait froid, la matière peut se condenser en glace : glace d'eau mais aussi glace d'azote, de CO2… Tous ces éléments qui sont les plus abondants dans l'univers après l'hydrogène et l'hélium. Avec ces glaces, les planètes se forment à partir de particules solides et peuvent se constituer de gros noyaux. Leur champ de gravité est alors suffisant pour capturer la matière alentour, qui est essentiellement du gaz, hydrogène et hélium. C'est comme ça que vous fabriquez une planète géante.

James Lequeux : Les planètes telluriques, rocheuses, n'ont quant à elles pas assez de masse pour attirer le gaz – les atmosphères comme celle de la Terre sont un phénomène secondaire, ce n'est pas du gaz qui a été capturé de l'extérieur.

C’est la même histoire pour les exoplanètes jumelles de Jupiter que l’on découvre aujourd’hui ?

Thérèse Encrenaz : Il y a deux sortes d'exoplanètes ressemblant à Jupiter. D'une part ce qu'on appelle les «Jupiter froids», comme la nôtre. Et d'autre part les «Jupiter chauds», qui sont très proches de leur étoile. C'est paradoxal quand on connaît les conditions de leur formation…

James Lequeux : Les Jupiter chauds se sont formés loin de leur étoile, sinon ils ne seraient pas gazeux, comme on l'a expliqué. Puis ils ont dû s'en rapprocher au cours du temps, probablement très rapidement au début de la formation de leur système planétaire. Que les planètes ne se trouvent pas nécessairement à l'endroit où elles se sont formées, qu'elles puissent se déplacer, c'est une notion relativement nouvelle.

La taille des planètes est à l’échelle, mais pas les distances.

Thérèse Encrenaz : Avant les exoplanètes, on pensait que les planètes du système solaire s'étaient formées là où on les voit aujourd'hui et qu'elles n'avaient pas bougé. Maintenant, les modèles de dynamique laissent penser que Jupiter et Saturne ont migré à un moment jusqu'à l'orbite de Mars, puis sont reparties. Heureusement, d'ailleurs, parce que si Jupiter s'était rapprochée plus près, la Terre ne serait pas restée là. Elle aurait été dispersée avec les autres telluriques.

James Lequeux : D'ailleurs, il y a des planètes qui sont éjectées. Il y en a peut-être une, d'ailleurs, une neuvième planète avec une orbite extrêmement excentrique, très bizarre, qui aurait été presque éjectée par Jupiter lors de la formation du système solaire.

Vu sa masse, Jupiter a une influence monumentale dans la danse des planètes…

James Lequeux : En particulier, elle nous protège des chutes d'astéroïdes, car son champ de gravité détermine un peu la distribution de tous les petits corps solides qui traînent dans le système solaire. Ils sont groupés entre les orbites de Mars et de Jupiter et très peu arrivent chez nous – heureusement, car s'il tombe un corps de 10 kilomètres de large sur la Terre, c'est la catastrophe. C'est déjà arrivé, mais c'est rare : tous les 100 millions d'années environ. S'il n'y avait pas Jupiter, ça serait beaucoup plus fréquent.

Par contre, il y a beaucoup de choses qui lui tombent dessus. On a déjà vu deux comètes, l’une en 1994 et l’autre observée par Cassini en 1690, que l’on voit sur ses dessins de Jupiter. On a aussi vu un astéroïde.

Un probable impact de comète a laissé des taches à la surface de Jupiter, observée et dessinée par Cassini en 1690.

Thérèse Encrenaz : Et Jupiter expédie les comètes à très grande distance… Cette planète est vraiment le moteur de la dynamique des petits corps.

Cette observation de comète tombée sur Jupiter a-t-elle permis de faire des découvertes ?

Thérèse Encrenaz : Bien sûr. C'était d'abord une expérience humaine très intéressante. On avait découvert la comète Shoemaker–Levy 9 un an auparavant, en 1993, sous forme d'un «chapelet de perles», une vingtaine de petits fragments qui voyageaient tous ensemble vers Jupiter. Les astronomes ont compris qu'ils allaient tous rentrer dans la planète, et il y a eu un vrai branle-bas de combat dans la communauté : tous les télescopes en état de le faire ont été braqués sur Jupiter en juillet 1994. La série des collisions a duré une dizaine de jours ; on les a toutes observées. On a vu des explosions extraordinaires. Le télescope spatial Hubble a photographié des éjections de matière jusqu'à 3 000 kilomètres, c'était colossal ! Ensuite, la matière est redescendue, elle a fait des gros cratères noirs à la surface de Jupiter qui sont restés, pour certains, plusieurs mois.

James Lequeux : Les collisions avaient provoqué des transformations chimiques et sans doute créé des hydrocarbures, c'est pour ça que les cratères étaient noirs.

Huit cratères d’impact visibles après la collision de la comète Shoemaker-Levy 9 sur Jupiter, en juillet 1994. (Photo Hubble. Nasa)

Thérèse Encrenaz : En les observant, on y a trouvé un certain nombre de molécules nouvelles. Dont l'eau, le monoxyde de carbone, du disulfure de carbone… On ne s'attendait pas à ce qu'il y ait de l'eau à l'extérieur du noyau, c'était une surprise. Et ce sont vraisemblablement les impacts de comète ou de petits corps qui tombent périodiquement sur les planètes géantes qui sont à l'origine de cette petite couche d'eau, que l'on retrouve sur les quatre planètes géantes.

Par contre, on savait déjà qu’il y a de l’eau dans le noyau grâce aux abondances cosmiques. En gros, plus un élément est lourd et plus il faut d’énergie pour le former, et donc moins il y en a dans l’univers. Les éléments les plus légers sont donc les plus abondants : l’hydrogène, l’hélium, puis le carbone, l’azote, l’oxygène… Alors que les atomes lourds sont formés dans les étoiles par nucléosynthèse. Cela nous donne un modèle : pour chaque atome donné, on sait à peu près quelle abondance on peut en attendre. Donc si on suppose qu’on a cette même abondance relative des éléments dans le disque protoplanétaire durant la formation de Jupiter, on a une idée de la composition de son noyau de glace, qui contient très certainement de l’eau.

James Lequeux : Déterminer la quantité l'eau et d'ammoniac dans l'atmosphère de Jupiter, c'est justement l'un des objectifs de la mission Juno, arrivée l'an dernier.

La danse des satellites galiléens, les quatre plus gros satellites de Jupiter, vue par Juno lors de sa phase d'approche finale.

Que reste-t-il à découvrir d’autre, sur Jupiter ?

Thérèse Encrenaz : La première question, je pense, est de savoir comment cette planète s'est formée. Quand on mesure l'abondance des différents éléments sur Jupiter, on a l'impression qu'ils ont été piégés à très basse température. C'est bizarre, parce qu'au niveau de l'orbite de Jupiter, on a une température d'équilibre – qui correspond au flux reçu du Soleil – autour de 110 K, soit -163°C.

James Lequeux : Ce n'est pas très froid.

Thérèse Encrenaz : Pour piéger tous les éléments, il faudrait une température beaucoup plus basse, comme on la trouve à une vingtaine d'unités astronomiques [la distance Terre-Soleil, ndlr], et pas à 5 UA comme Jupiter.

Juno peut aider à comprendre ce mystère ?

Thérèse Encrenaz : La mesure de l'abondance d'oxygène sera un indice important. Mais il faut rester modeste, je pense qu'on n'aura pas les réponses à toutes les questions. Ça serait trop beau…

James Lequeux : Jupiter a aussi joué un rôle déterminant lors de la formation du système solaire. Beaucoup de travaux ont déjà été publiés sur le sujet, mais il y a encore beaucoup à faire.

Thérèse Encrenaz : Juno n'a pas encore apporté de résultats quantitatifs, qui sont en voie de dépouillement, mais elle prolongera de toute façon sa mission au-delà de la date de fin initiale, qui était fixée à octobre 2017. Tout ne s'est pas passé comme prévu, elle a eu des problèmes lors de sa mise en orbite et pour éviter de tout faire sauter en se rapprochant trop de Jupiter, elle est restée sur une orbite plus longue. Cela veut dire que pour avoir la même quantité de résultats, il va falloir travailler deux fois plus longtemps. On espère qu'elle vivra au-delà de l'année 2018. Mais elle nous a déjà montré de très belles images du pôle Nord et du pôle Sud…

James Lequeux : Avec des aurores, comme sur la Terre ! Mais elles sont beaucoup plus intenses et permanentes : sur Jupiter, il y en a tout le temps, alors que les aurores terriennes sont sporadiques. On les observe surtout dans les longueurs d'onde ultraviolettes. Le champ magnétique de Jupiter est beaucoup plus fort que sur la Terre, et il canalise les particules chargées qui viennent du Soleil dans les régions polaires. C'est ça qui donne les aurores.

Superposition d'une image de Jupiter dans les longueurs d'onde visibles et d'une image d'aurore dans l'ultraviolet.

La Nasa a même diffusé des «enregistrements sonores» de ces aurores…

James Lequeux : Ce ne sont pas les aurores elles-mêmes qu'on entend, mais les particules chargées qui se déplacent dans le champ magnétique et qui émettent des ondes radio. Les ondes radio ont été transposées dans des ondes que l'oreille humaine peut entendre. On peut faire la même chose sur Terre.