Quand j'ai demandé à des gens de me parler d'Ali Baddou, j'ai cru qu'il y avait une erreur d'homonymie. «La personne la plus drôle du monde», «immense déconneur». Christophe Carron, qui travaillait avec lui à la Nouvelle Edition, va jusqu'à le qualifier de «punk». On parle bien d'Ali Baddou ? L'ex-animateur de France Culture, l'homme en veste de costard, très sympathique au demeurant mais avec une réserve constante à l'antenne ? Je m'attendais donc presque à le voir débarquer au café avec des bracelets en cuir à clous, une chevalière tête de mort et prêt à décapsuler sa bouteille de Coca-Cola Light avec les dents. Ça n'est pas arrivé. Il m'a dit bonjour, il s'est assis et il a attendu mes questions avec à peu près autant d'impatience qu'un étudiant de bac L qui passerait un oral de physique quantique.
J'ignore comment s'est déroulé l'accouchement de la mère de Baddou mais à ce stade, j'ai compris que j'allais être obligée de sortir les forceps. J'avais pourtant été prévenue : pour son précédent portrait dans Libé, en 2008, mon collègue avait dû utiliser la trousse de secours des intervieweurs, aussi nommé questionnaire de Proust. On a commencé l'entretien en douceur, en parlant de la charrette dont il a fait partie à Canal +. Il y présentait le Supplément, le rendez-vous politique de la chaîne, qui a été supprimé alors même que l'émission avait été pensée en vue de la présidentielle de 2017. «J'étais vraiment très triste, mais ils ne voulaient plus d'émission à dominante politique.» J'ai tenté un «alors, un monde de merde la télé, non ?». Il a ri avant de se reprendre. «C'est un milieu comparable aux autres, mais tout prend des proportions différentes parce que c'est visible. Dans d'autres univers professionnels, on retrouve la même violence de management.»
Après l'arrêt brutal du Supplément,Baddou retourne à la radio, sur France Inter, mais son projet de long cours, c'est le tournage d'un documentaire sur le Maroc, où il va une dizaine de fois par an. Il fait partie d'une famille importante de la bourgeoisie marocaine dans laquelle on trouve des diplomates et des ministres. L'occasion de l'interroger sur la proposition de Marine Le Pen d'interdire la double nationalité. «C'est absurde et fou comme idée. Mais ce n'est pas une nouveauté dans son programme.» Le sujet le touche mais il n'en dira pas plus.
Et puis, Drôle d'endroit pour une rencontre, la nouvelle émission culturelle de France 3, passe en hebdo. Son animateur, Nicolas Demorand, ne peut pas suivre le rythme, et la chaîne propose alors à Ali Baddou de reprendre l'émission, ce qu'il s'apprête à faire ce vendredi. Un passage de relais pas anodin puisqu'entre les deux animateurs, il y a une amitié de plus de vingt ans, à mi-chemin de Montaigne - La Boétie et Jonah Hill - Michael Cera dans la comédie SuperGrave. Pour vous donner une idée, Demorand dit de Baddou : «C'est l'être le plus magnifique que j'aie jamais rencontré.» Ça fait marrer l'intéressé : «Nico et son sens de la mesure…»
Peut-être, mais la veille de notre rendez-vous, ils ont picolé ensemble jusqu'à 4 heures du matin. J'essaie d'en savoir plus. De quoi peuvent bien parler Demorand et Baddou, l'un agrégé de lettres et l'autre de philo ? De l'influence chomskienne sur la linguistique structurale ? Pas vraiment. «On a eu une discussion de collège.» «Donc vous avez parlé de filles ?» (Rires.) «Oui, c'est ça. On a été voir sur Google Earth la rue de Rabat où habitait une fille qui était au collège avec Nico.» Les deux emploient le même mot pour qualifier leur relation : «Fraternelle». Mais Baddou précise : «Ça veut dire aussi de la rivalité, des moments où l'autre t'énerve, où tu le vois moins.» Nicolas Demorand me résume ainsi les choses : «Quand ma mère parle d'Ali, elle dit "mon troisième fils".» Ali Baddou confirme sobrement : «Il y a un truc très ado entre nous.» Ce qui en version Demorand donne :«Ali a la capacité de faire voyager dans le temps, on hurle de rire ensemble comme à 18 ans, le rire des possibles, de l'infini, de la jeunesse. C'est magique.» Une «bromance» française donc.
Mais je ne parviens toujours pas à faire le lien entre le roi de la déconne et l'homme un peu réservé qui me fait face. Je lui demande concrètement quel genre de connerie il fait. «Je sais pas. Ça va être de poursuivre Pierre-Emmanuel Barré avec un extincteur pour l'arroser. Ou de mettre de la mayonnaise dans l'oreille de ma sœur pendant qu'elle dort. Mais je ne suis pas non plus Jackass. Je ne me jette pas du toit d'un immeuble dans une piscine. Enfin… si, je l'ai déjà fait. J'ai le rapport à la vie d'un adolescent. J'ai 17-18 ans max. Dans les excès, la vie amoureuse, la conscience du risque. L'envie de ne pas penser qu'il y a un lendemain, de ne pas penser à la carrière.» C'est la première fois que Baddou emploie autant la première personne. En général, il passe toutes ses phrases au filtre de la seconde personne du singulier, comme pour s'effacer ou se cacher.
«Y a un truc qui me fait vraiment chier, c'est l'esprit de sérieux. Etre sérieux, c'est souvent chez moi un jeu, un exercice.» Il admet qu'au début de sa carrière, il était dans un contrôle excessif. «J'avais trop la peur du faux pas. Comme s'il y avait un singe maléfique dans ta tête qui allait prendre le pouvoir et commencer à dire des conneries. Aussi bien à la radio qu'à la télé, j'ai mis beaucoup de temps à abandonner l'idée de ce singe fou.» En tout cas, à l'apprivoiser suffisamment pour ne plus en avoir peur, pour pouvoir mener des entretiens pointus sur France Culture tout en restant le gamin qui fait n'importe quoi dès que le micro est coupé.
Là, dans le café, il s'est passé une chose étrange. Les deux images de Baddou, la médiatique très lisse et celle rapportée par ses proches ont commencé à se superposer. J'ai entraperçu l'ado. J'ai compris que le surcontrôle n'est pas antinomique mais nécessaire face à la surconnerie. Comme il n'est pas contradictoire qu'il ait été un gamin qui se levait à l'aube pour regarder la télé avant d'aller à l'école et de devenir un intellectuel, de conserver une extrême pudeur sur sa vie et la recherche forcément narcissique de la lumière des plateaux. «J'aime le changement de registre, la bascule. Les moments que j'adorais à la Nouvelle Edition parce qu'on était en direct, c'était de déconner jusqu'à la dernière seconde avant l'antenne. Raconter des conneries à l'oreillette avec la régie, et tout à coup, on doit être le Ali de la télé.» En fait, il est comme nous tous. On déborde tous des étiquettes faciles. Animateur télé et intellectuel, déconneur et sérieux, 43 ans et 17, pudique et narcissique, marocain et français. Heureusement qu'on ne vit pas dans un monde où l'on demanderait aux gens de choisir une identité. Ali Baddou n'a pas choisi et il ne compte pas le faire.
28 février 1974 Naissance à Paris. 1997 Agrégation de philosophie. 2003 Arrivée sur France Culture. 2016 Quitte Canal +.
3 mars 2017 Reprend la présentation de Drôle d'endroit pour une rencontre (France 3).