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Caribe Wave

Caribe Wave, épisode 6 : l'évacuation à la carte

Caribe Wave 2017 : les hackers contre le tsunamidossier
Au sein d'une équipe de hackers embarquée en Guadeloupe, deux cartographes et un développeur enrichissent et exploitent OpenStreetMap pour faciliter les évacuations en cas de tsunami.
Les deux cartographes de l'équipe Hand ont parcouru Marie-Galante à vélo pour enrichir sa carte sur OpenStreetMap. (Image Vincent de Château-Thierry, CC BY)
publié le 24 mars 2017 à 13h38

Cette semaine, Libération est embarqué avec l'équipe de l'association Hand – Hackers against natural disasters – dans l'exercice annuel d'alerte au tsunami dans les Antilles, Caribe Wave.

Lire l'épisode précédent : Caribe Wave, jour J : tous aux abris

«On va noyer Pointe-à-Pitre.» Non, mais pas de panique… Ils plaisantent, les geeks, comme d'habitude. Pointe-à-Pitre, c'est la vague de 20 mètres qui va se charger de la noyer. Vincent de Château-Thierry et Yohan Boniface se contenteront de modéliser le niveau de l'eau au moment de l'impact sur la carte de la Guadeloupe, pour visualiser de manière claire et marquante l'étendue des dégâts.

Lieux-dits et abribus

Depuis le début de la semaine, Vincent et Yohan les inséparables enfourchent quotidiennement un vélo pour arpenter l'île de Marie-Galante et y récolter de précieuses informations de terrain. «J'ai photographié tous les panneaux que j'ai croisés au bord de la route pour noter le nom des lieux-dits», nous explique Vincent de Château-Thierry. Ce géomaticien chez Michelin – mais il «préfère dire cartographe» – est ensuite parti à la recherche de ces lieux-dits sur le plan cadastral, accessible en ligne, pour connaître leur localisation précise, et a rentré l'information sur la carte de Marie-Galante. Quelle carte ? LA carte. La seule qu'on puisse ainsi modifier en quelques clics en rentrant de balade, et dont les mises à jour deviennent immédiatement visibles pour tous les internautes : OpenStreetMap (OSM), un projet de cartographie libre et collaboratif. Le Wikipédia de la carte, comme on a pris l'habitude de dire.

(Capture Vincent de Château-Thierry, CC BY)

Vincent de Château-Thierry en est un contributeur historique, et un pilier de l'association OpenStreetMap France. Son travail assidu d'enrichissement de la carte de Marie-Galante est crucial pour la mission des hackers de Hand car il n'y a pas de bonne gestion de risques et de crises sans bonne carte. En Haïti en 2010, après le séisme, aux Philippines en 2013, après le typhon, les «mappeurs» d'urgence ont rendu un fier service aux secours envoyés sur place. Yohan Boniface, lui, prétend en toute modestie qu'il ne sait pas trop pourquoi on l'a invité dans l'équipe : «Je ne suis pas un hacker.» Mais derrière le titre de «responsable de la chasse aux moustiques» qu'il s'attribue cette semaine, une raquette électrique à la main, cet ancien de Libé est surtout le papa d'uMap, un outil de création de cartes personnalisées à partir de fonds OpenStreetMap, et a fait «pas mal d'humanitaire».

Lieux-dits, mais aussi abribus, bornes d’incendie, épiceries, stations-service… Tous les bâtiments et équipements d’intérêt général croisés au cours des balades à vélo ont été photographiés et importés sur l’ordinateur. Vincent de Château-Thierry a aussi enregistré la «trace» GPS de son parcours. Grâce à l’horodatage des clichés, le logiciel JOSM fait alors le lien avec le trajet enregistré et place les photos au bon endroit de la balade. Il n’y a plus qu’à renseigner les données techniques pour afficher les pictogrammes d’abribus.

(Capture Vincent de Château-Thierry, CC BY)

Quelques noms créoles de villes ont également été ajoutés – pour «faire une carte qui soit mieux comprise par l'ensemble de la population», précise Vincent de Château-Thierry. De toute façon, il enrichit la base de données avec l'intégralité de ses observations sans se demander au préalable si elles seront utiles. «On n'a pas à décider à quoi serviront nos données. Nous, on remplit, et chacun en fait ce qu'il veut.» Il faudrait être fou – ou ignorer l'existence d'OpenStreetMap, ce qui est courant – pour continuer à utiliser Google Maps à Marie-Galante. La carte du géant américain est bâclée : il n'y a même pas un seul nom de rue dans la ville de Grand-Bourg.

A gauche, Grand-Bourg sur OpenStreetMap. A droite, Google Maps. Une comparaison des cartes interactives est possible sur

.

Une appli pour les refuges

Mais dans le contexte de l'exercice au tsunami, ce sont surtout les lieux de refuge potentiels et les routes qui étaient prioritaires. Quelle est leur largeur ? Peuvent-elles devenir des voies d'évacuation en cas d'alerte ? Certaines routes sur OpenStreetMap ont été tracées il y a des années et jamais retouchées. En cherchant une route indiquée sur la carte, nos deux cyclistes n'ont ainsi découvert qu'un minuscule sentier entre deux champs de canne à sucre. «Quelqu'un qui est passé sur le terrain ne peut décemment pas qualifier ça de route, racontent-ils. C'est un travail qui a été fait sur chaise, derrière un ordi à domicile.» La base de données a été mise à jour : la «route» est devenue «chemin».

Vincent de Château-Thierry enrichit OpenStreetMap grâce aux photos de terrain. (Photo Camille Gévaudan)

Quant aux potentiels lieux de refuge, «on a décidé que toutes les écoles en étaient» au-dessus d'une certaine altitude. «Il y a une liste plus ou moins officielle de dix-sept refuges définie par un chercheur mais pas validée par l'administration», explique Yohan Boniface. Alors il est délicat de les labelliser comme tels sur OpenStreetMap.

Le chercheur en question, Frédéric Leone, est spécialiste des risques naturels à l'université Paul-Valéry de Montpellier, et a rencontré l'équipe de Hand cette semaine. Il a fait une étude approfondie de la Guadeloupe pour définir les contraintes d'une évacuation réussie : il faut «moins de 800 mètres de distance» pour se rendre au refuge le plus proche, «quinze minutes de trajet maximum» à pied, mais dix c'est mieux… «On a fait courir des étudiants de tous gabarits pour tester les trajets. Parfois, ça monte, c'est dur. Certains s'effondraient au bout de 100 mètres.» Il faut maintenant faire valider sa liste des refuges par les communes pour régler les problèmes de passages sur des parcelles privées, escaliers non entretenus, etc.

Réflexe refuge

En attendant cette précieuse liste officielle de refuges, les hackers ont constitué leur propre liste de travail avec les écoles repérées sur le terrain. Ils en ont tiré une application Android développée en quelques jours, ici, au QG de Marie-Galante. Pas pour la publier sur les marchés d’applications comme Google Play et la proposer aux Antillais ou aux touristes, mais pour montrer ce qu’on peut faire. Pour ne pas se contenter de coucher une idée sur le papier mais la mettre en œuvre et voir si elle tient la route.

Le nom de l'appli dit déjà tout : «Mon Refuge». Prévenu de l'alerte au tsunami par une notification, et géolocalisé par sa puce GPS, on tombe directement sur la carte de la région quand on ouvre le petit logiciel et un trajet est déjà surligné en bleu jusqu'au refuge le plus proche. Il n'y a plus qu'à se mettre en route. En découvrant cette idée, Frédéric Leone est ravi : c'est l'appli «dont on rêvait».

(Captures Loïc Ortola, CC BY)

«Mon Refuge n'est en aucun cas une appli suffisante en cas de catastrophe naturelle, prévient d'emblée Loïc Ortola, qui l'a codée entièrement avec ses dix doigts. Elle avertit de l'urgence tous les gens qui auraient accès à Internet dans une zone potentiellement en danger et elle les guide vers un refuge. Cet outil réduit les quelques minutes qu'il faut pour prendre une décision et se diriger dans la bonne direction.» Mais si les utilisateurs ne sont pas informés à l'avance du risque tectonique et de la conduite à tenir pour fuir la vague, s'ils ne comprennent pas ce qui se passe quand l'alerte sonne et qu'ils n'ont pas le réflexe refuge, «ça ne sert à rien. Elle ne va pas résoudre tous vos problèmes, elle enrichit le reste», tout l'écosystème technologique mis en place par les hackers de Hand.

Loïc Ortola est

«tombé dans l’informatique»

quand il était petit,

«comme Obélix».

Lui qui a

«toujours adoré enseigner»

donne aujourd’hui des cours dans une vingtaine d’universités françaises et enchaîne les conférences. Touche-à-tout revendiqué – car

«l’informatique c’est comme les épinards, il faut goûter avant de choisir» –,

il n’aime pas plus que ça développer des applis mobiles et tripe surtout sur les drones, en ce moment. Mais il sait faire, et met volontiers son talent au service de l’intérêt général quand on l’appelle.

A Caribe Wave, il était venu dans l’idée de développer un tableau de bord pour aider la coordination des équipes humanitaires après une catastrophe. Il repart avec son idée en tête pour la prochaine fois.

Voir la terre submergée

Et puis, mercredi, les inséparables cyclistes ont décidé de «modéliser la zone de terre submergée» en Guadeloupe en cas de tsunami de 20 mètres, comme le veut le scénario de l'exercice Caribe Wave cette année. Ce petit exercice n'est pas très difficile quand on joue des cartes comme un pianiste (il suffit de fabriquer un filtre pour n'afficher le contenu de la carte qu'à l'intérieur d'une courbe de niveau, celle à 10 ou 20 mètres, par exemple). Et ça devrait transmettre un message fort sur la fragilité de Pointe-à-Pitre et sa banlieue : port, marina, aéroport, zone industrielle de Jarry qui est le poumon économique de la Guadeloupe… Toutes ces structures se retrouvent sous l'eau.

Mais un débat s’engage au moment de mettre en œuvre la bonne idée du jour : le scénario Caribe Wave n’indique que trois lieux pour la hauteur de la vague fictive : 20 mètres à Pointe-à-Pitre, 15 mètres à la Désirade, 6 mètres à Deshaies. Il serait mensonger d’extrapoler la hauteur du tsunami sur toutes les côtes guadeloupéennes, et personne ici ne sait modéliser la propagation de la vague autour d’une île. Tant pis pour la vue d’ensemble que voulaient produire les cartographes, montrant le papillon de la Guadeloupe coupé en deux par un couloir d’eau. A la poubelle aussi, l’image fixe d’une Pointe-à-Pitre immergée qui suggérait une inondation permanente alors que la vague et ses reflux se retirent rapidement. Vincent de Château-Thierry choisit finalement le format du gif animé, avant-après la vague en coloriant de bleu les zones sous l’eau. L’effet est saisissant.