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Libération
Reportage

La Hague, entrepôt «temporaire» de déchets nucléaires… depuis 40 ans

Visite du plus grand site de retraitement au monde, qui produit 1 200 tonnes de résidus radioactifs par an. Et qui, en attendant Bure, est au bord de la saturation.
Une piscine de La Hague où sont stockés les «cœurs» usés des réacteurs nucléaires. (Photo Adeline Keil)
publié le 27 mars 2017 à 19h36

Passé les fortifications de la rade de Cherbourg, trois grandes cheminées déchirent l'horizon. Du haut de leurs 100 mètres, elles toisent un impressionnant enchevêtrement de bâtiments industriels qui se découpent dans la grisaille marine de ce bout du monde normand. Bienvenue à La Hague, à la pointe occidentale du Cotentin : le plus grand complexe de «recyclage» de combustible nucléaire usé au monde, selon son exploitant Areva ; une machine à produire des déchets radioactifs, selon les antinucléaires. «On reconnaît chaque usine à la couleur de sa cheminée : blanche pour UP3, marron pour UP2-800 et grise pour UP2-400», explique en nous accueillant Gwénaël Thomas, responsable de la communication du site.

«UP» ? Nous voilà dans le vif du sujet. Ces initiales, nées avec la bombe, signifient à l'origine «usine d'extraction de plutonium». La pionnière, UP1, est en cours de démantèlement à Marcoule (Gard). Tout comme UP2-400, la plus vieille usine de La Hague. Les installations d'Areva se chargent depuis quarante ans de «retraiter» le combustible usé qui arrive ici en provenance des centrales d'EDF, mais aussi des électriciens suisses ou allemands sortant du nucléaire. Une opération chimique complexe qui permet d'extraire 96 % d'uranium (U) et 1 % de plutonium (Pu), pour refabriquer des combustibles «URE» et «MOX», réutilisés dans les réacteurs. «1 g de Pu ou 100 g d'U, c'est l'équivalent énergétique d'une tonne de pétrole. L'intérêt du recyclage est facile à comprendre», vante notre hôte. Enfin… à condition d'être pronucléaire. Car la part restante concentre tout le problème des déchets «ultimes» : 3 % de produits de fission et actinides ultraradioactifs que La Hague doit vitrifier et entreposer en attendant un éventuel stockage profond à Bure (lire notre reportage 500 mètres sous terre, à Bure).

Machine à laver

5 000 ingénieurs et techniciens travaillent à ces opérations de retraitement, ce qui fait d'Areva le premier employeur du Cotentin. Mais les 400 millions d'euros par an de retombées et les 80 millions d'impôts versés à la région ont un prix : 10 000 tonnes de combustibles usés refroidissent dans les piscines de La Hague. Le site nucléaire, 300 hectares, entrepose aussi les 16 600 conteneurs de déchets «haute activité» vitrifiés et les 14 200 conteneurs de «moyenne activité» compactés, déjà retraités donc, qui ont vocation à être enfoui à Bure. Sans compter les 520 000 m3 de déchets «faible activité» qui s'entassent au centre de stockage de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs.

«La Hague, c'est le site qui concentre le plus de matière radioactive en Europe, pointe Yannick Rousselet, en charge du nucléaire chez Greenpeace. Les piscines sont presque pleines, il reste deux ans de stockage maximum.» Car la machine à laver du nucléaire français produit 1 200 tonnes de déchets radioactifs par an. «Il y a encore de la place dans les piscines et Areva vient d'obtenir de l'Agence de sûreté nucléaire une autorisation pour porter la capacité d'entreposage de La Hague à plus de 20 000 containers vitrifiés», rétorque Christophe Neugnot, le directeur de la communication d'Areva, qui a longtemps été en poste ici.

Quand on évoque les déchets radioactifs, il faut voir de quoi on parle. Tout commence à l'arrivée du fameux «château» : ce contenant blindé, spécialement conçu pour le transport de matières radioactives, ressemble à un gros cylindre. Il est acheminé par rail jusqu'à la gare de Valognes, en bateau jusqu'au port de Cherbourg puis par convoi spécial routier jusqu'à La Hague. «Un château, c'est 12 assemblages de combustible usé de 500 kilos chacun, soit 6 tonnes de matière. La sécurité commence ici : pour la radioprotection, ce conteneur est doublé de 40 cm d'acier, et pour le refroidissement il est entouré d'ailettes de ventilation», explique Benjamin Aubert, directeur d'exploitation de La Hague. Car à l'intérieur, le combustible, qui a refroidi pendant un ou deux ans dans les piscines d'EDF au sortir des réacteurs, est toujours à 300 degrés et reste fortement émetteur de mortels rayons beta et gamma… Chaque «assemblage» est composé de 264 «crayons» de 4 mètres de long remplis de pastilles d'uranium. C'est cette dangereuse matière première que La Hague va devoir retraiter.

Pour comprendre, enfilons la combinaison blanche du nucléaire et passons le contrôle des hommes armés en treillis noir des Formations locales de sécurité (FLS). Un tourniquet, puis un sas pressurisé, et nous voilà, munis d'un dosimètre, à l'intérieur de l'usine UP3. Les «châteaux», qui arrivent ici au rythme d'un par jour ouvré, sont déchargés dans le hall «TO» : «Le processus de manutention est entièrement robotisé. Le mot d'ordre, c'est : présence humaine zéro», précise Benjamin Aubert. Un couloir blafard, puis un autre, désert. Des portes marquées du sinistre symbole «radioactivité» avertissent : «zone à déchets conventionnels».

On passe devant la salle de contrôle où une dizaine d’opérateurs se relaient pour surveiller leurs écrans en permanence. Et voici le «déchargement» : protégés des radiations par 1,40 mètre de verre plombé, les techniciens y manipulent des bras robotisés pour ouvrir le fameux château comme une boîte de conserve, avant de retirer une à une les barres de combustible et de les déposer délicatement dans leur «panier».

Direction la piscine D, l'une des quatre de La Hague (82 × 16 mètres). Du haut de la coursive, derrière la rambarde, le spectacle est étrangement beau et inquiétant. Au fond des 12 340 m3 d'eau minéralisée repose dans les paniers l'équivalent d'une trentaine de «cœurs» hautement radioactifs. Au total, La Hague en accueille environ 120, placés dans 2 000 paniers. «C'est plus de deux fois le combustible en exploitation dans les 58 réacteurs d'EDF mais c'est du combustible usé, sans risque de criticité [entrée en fission et réaction en chaîne, ndlr]», précise Christophe Neugnot.

Mortels rayons ionisants

On frémit en regardant les paniers baignant en contrebas dans l'eau bleue. Mais le «dosi» n'a pas bougé, rien à craindre : «Il y a 9 mètres d'eau en profondeur et 4,5 mètres d'eau entre la matière et nous. En matière de radioprotection, on ne fait pas mieux», assure Gwénaël Thomas. Au fond de la piscine, le combustible usé refroidit lentement. «Il faut entre trois et cinq ans avant que l'on puisse sortir le combustible pour retraitement : les crayons de combustibles sont alors cisaillés et plongés dans un bain d'acide pour en extraire l'uranium et le plutonium. On sépare la matière valorisable de ce qui ne l'est pas», explique Benjamin Aubert. Un gros pont de levage jaune se charge de la première opération.

Pour voir la suite, il faut monter sur une «balance» orange en sortant de la piscine, puis passer une sorte de compteur Geiger sur tout le corps. Contrôle de radioactivité : nous sommes «propres». Le dosimètre affiche 0,2 microsievert quand la dose admise pour un travailleur du nucléaire est de 20 000 microsieverts.

Une fois que l'uranium (U) et le plutonium (Pu) ont été récupérés, il reste donc les 3 % de fichus déchets ultimes. Seule solution : la vitrification, pour les couler dans des conteneurs en inox. «Les actinides et produits de fission sont piégés dans la structure moléculaire du verre. On évite ainsi tout risque de contamination sous forme de poussières radioactives», détaille Benjamin Aubert. En revanche, les mortels rayons ionisants sont toujours là et traversent sans peine la gangue de verre et d'acier. On comprend la nécessité de tenir ces déchets vitrifiés loin, très loin de nous. Enfin, direction le hall d'entreposage T7 : 3 600 conteneurs y sont enfermés au fond de 400 puits dans une ambiance de cathédrale nucléaire. Les conteneurs restent ici à «refroidir» en attendant leur caveau définitif. Fin de la visite.

«Il faut voir La Hague comme un entreposage temporaire, en aucun cas une solution définitive. Nous faisons la jointure en attendant que Cigéo soit opérationnel pour le stockage profond», conclut Christophe Neugnot. Du temporaire qui dure. La Hague, qui aura retraité 33 000 tonnes de combustible nucléaire en quarante ans d'exploitation, commence à saturer. «Chez EDF, les piscines des centrales sont également pleines, on risque l'occlusion intestinale nucléaire», prévient Yannick Rousselet, de Greenpeace. Et la sécurité de La Hague interroge. Bref, il faudra bien trouver un «exutoire». Que l'on soit favorable ou non au stockage profond à Bure, il y a urgence.