Menu
Libération
Analyse

Sea Bubble Un bateau qui fait mouche

Les petits navires qui volent sur l’eau inventés par Alain Thébault et Anders Bringdal pourraient venir s’ajouter à l’offre des nouvelles mobilités douces. La capitale les soutient mais la réglementation est ardue.
publié le 14 avril 2017 à 20h26

D'ici un an, on pourra glisser au-dessus de la surface de l'eau à bord d'une sorte de… de quoi ? D'un Sea Bubble. C'est-à-dire d'un engin hybride, mi-auto mi-bateau ailé, capable de survoler un plan d'eau avec une poignée de passagers à bord. Les premiers modèles seront commercialisés courant 2018 et pourraient devenir le prototype d'un taxi avant-gardiste… et propre. Ce concept unique a été imaginé par un navigateur, Alain Thébault. Le genre d'homme apte à barrer l'Hydroptère, un trimaran de 7,5 tonnes capable de décoller à six mètres au-dessus des vagues. Aujourd'hui, il change de cap. Avec son associé, le Suédois Anders Bringdal, recordman du monde de vitesse en windsurf, il entend développer un mode alternatif de mobilité sur les voies navigables.

Depuis fin mars, dans la baie de La Ciotat (Bouches-du-Rhône), le prototype effectue ses tout premiers tests. Sans l’habitacle, il ressemble pour le moment à une grande barque bricolée. Mais ce qui rend l’engin unique, ce sont les deux foils fixés d’un bord à l’autre, sous la coque. Ces «ailes» conjuguée à la poussée des hélices créent le phénomène de portance hydrodynamique. L’eau étant plus dense que l’air, elle peut porter le poids d’une «voiture» à une moindre vitesse.

Propulsion électrique

Une fois installé au volant, il suffit de pousser les manettes pour avoir la nette sensation de s’élever en douceur à 50 centimètres au-dessus de l’eau dès que la vitesse atteint 6 nœuds, soit environ 11 km/h, affranchi du frottement de l’eau, les seuls foils griffant la surface, on atteint facilement 14 nœuds. On gîte un peu dans les virages, comme dans un avion. La houle qui se lève en cette fin d’après-midi passe sous la coque sans provoquer de tangage. Aucune éclaboussure. Conçu pour survoler les plans d’eau calme, le véhicule pourra quand même encaisser le clapot de flots agités. En plus, on s’entend parler : les deux moteurs à propulsion électrique n’émettent qu’un sifflement. Peu de bruit, pas de vague. Aucun gaz d’échappement nauséabond.

Alain Thébault va pouvoir respecter ce qu'il a promis à Anne Hidalgo : faire de la capitale la ville pilote du Sea Bubble. Le rendez-vous est pris pour juin sur la Seine, dans le cœur historique. Depuis le début du projet, la maire de Paris soutient l'idée des taxis-bulles zéro émission de CO2. «Les Sea Bubble représentent une réponse très concrète aux enjeux qui sont posés aujourd'hui dans nos villes, nous a-t-elle répondu par mail : la lutte pour la qualité de l'air et contre le dérèglement climatique, [qui] nous amène à innover dans le domaine de la mobilité en mettant fin à l'ère du tout-voiture, pour soutenir à la place le développement de circulations douces et électriques. […] Je ne doute pas que ce nouveau service puisse se déployer à l'échelle de Paris mais aussi de la métropole.»

Voguéo, une précédente expérimentation de simples bateaux transportant des passagers sur le fleuve, avait été jugée infructueuse par le Syndicat des transports d’Ile-de-France mais pour un service de taxis, les résistances seront peut-être moins grandes.

Modèles à la carte

L'événement de juin sera le coup d'envoi de la présentation au public et aux clients potentiels. Restera à obtenir les autorisations de navigation de ce véhicule hors catégories. Ce ne sera pas le plus simple. «Il y a des contraintes fortes sur la Seine en matière de limitation de vitesse, pour ne pas générer de vague ni de bruit, souligne le directeur général adjoint de Sea Bubbles, Matthieu Faure, récemment débauché de chez Uber. De ce point de vue, le Sea Bubble est parfaitement dans les clous.» Mais l'«auto-bulle» devra également obtenir une dérogation pour dépasser la vitesse limitée à 12 km/h sur le tronçon parisien du fleuve. Sans quoi le service perdrait beaucoup de son intérêt. «On irait plus vite à vélo !» plaisante-t-il. Trouveront-ils leur place sur ce fleuve étroit, ponctué d'îles et de ponts, où se croisent quotidiennement 500 bateaux, transportant 2 millions de tonnes de marchandises et 8 millions de passagers par an ?

Plusieurs capitales régionales comme Lyon, Bordeaux et Marseille réfléchissent à la manière d’implanter des «bulles». Et à l’étranger, bien des plans d’eau leur tendent les bras : Londres, San Francisco, Dubaï, Singapour et Bangkok, où le «démotour» initié à Paris en juin devrait se poursuivre. Un prototype «haute vitesse» sera d’ailleurs bientôt mis en chantier pour des fleuves comme la Tamise, plus larges que la Seine, où la réglementation permettrait de faire léviter les traders vers la City à 50 km/h. La société Sea Bubbles, qui sera productrice et distributrice, vendra ses modèles à la carte à des opérateurs publics ou privés. Ils pourront être déclinés en versions quatre places et douze places plus le pilote. Taxis, véhicules d’entreprise ou de tourisme, l’usage créera le modèle économique. Quant aux particuliers, ils devront débourser le prix d’une voiture de luxe, près de 100 000 euros.

Au-delà de la maire de Paris, les Sea Bubble entraînent dans leur sillage l'adhésion de nombre de ceux qui cherchent des modèles alternatifs de mobilité urbaine. Alain Thébault n'en revient pas de la viralité de son idée : «On a des marques d'intérêt de New York, Detroit, Genève, Tokyo, Melbourne, de l'Inde et des Pays-Bas… Poutine veut nous voir au Kremlin, nous serons reçus prochainement par le maire de Londres. C'est surréaliste !» A Chicago, la compagnie Water Taxi s'intéresse de près au projet. Mark Zuckerberg pourrait mettre des bulles-navettes à disposition de ses jeunes développeurs bloqués dans les bouchons entre San Francisco et Menlo Park. Et les discussions avec Google X, le laboratoire d'innovation d'Alphabet, pourraient aboutir à un partenariat technologique sur un modèle autonome (sans pilote). Pour démarrer, la société a déjà levé 4 millions d'euros auprès d'investisseurs comme Henri Seydoux (fondateur de Parrot), Philippe Camus (directeur général délégué du groupe Lagardère), la Maif et le fonds de capital-risque Partech Ventures. Une prochaine levée de fonds de 10 millions d'euros viendra soutenir la recherche et le développement. A peine plus d'un an après sa création, la valorisation de l'entreprise atteint déjà 30 millions d'euros. Avec le rendez-vous pris à Paris pour juin, l'horloge tourne. Et deux mois ne seront pas de trop pour peaufiner les derniers réglages. Sur le prototype, les caméras d'observation des tests de contrainte tiennent aujourd'hui avec des serre-joints et la stabilité est mise à l'épreuve en déplaçant des sacs de plombs qui remplacent les passagers. Tout chavirage est exclu, et Thébault lui-même admet qu'il a peur de l'eau. Ce qui fait bien rigoler les vieux briscards de l'équipe : retraités de chez Dassault et Airbus, les six ingénieurs, âgés de 70 à 78 ans, spécialistes des systèmes des mesures et des calculs de structure, suivent le navigateur depuis longtemps et ils n'ont pas hésité à rempiler. A leurs côtés à La Ciotat, l'architecte naval Butch Design doit régler la question inédite de la stabilité d'un bateau au décollage.

Panneaux solaires

Pendant ce temps, au chantier naval Decision à Ecublens, près de Lausanne (Suisse), une autre équipe s'active sur la structure des deux préséries. C'est chez ce spécialiste de la fibre haute résistance que sont nées des bêtes de navigation comme l'Hydroptère, des vainqueurs de courses mythiques autour du globe et même les coupoles de l'église russe inaugurée à Paris en octobre. L'un des joyaux de cet atelier reste le planeur solaire Solar Impulse, avec lequel l'aéronaute suisse Bertrand Piccard a réussi un tour du monde sans une goutte de carburant. «Cette fois, on ne va pas fabriquer un truc de l'extrême, mais quelque chose à partager avec le grand public», s'enthousiasme le navigateur Bertrand Cardis, administrateur de la société. Légères et solides, la fibre de carbone et la fibre de verre s'avèrent performantes pour un rendement énergétique optimal. Mais à l'avenir, les Sea Bubble pourraient être fabriquées avec de la fibre de lin ou de bambou, des matériaux biodégradables.

Quant au design des docks nécessaires à l'embarquement des passagers, il a été confié à un autre visionnaire, Jacques Rougerie. L'architecte océanographe est célèbre pour ses projets d'habitat sous-marin et le Sea Orbiter, un vaisseau futuriste d'exploration des océans. Et l'énergie sera fournie par des hydrogénérateurs installés sous les pontons, et par des panneaux solaires. Elle sera stockée dans des batteries au lithium, aux performances semblables à celles des voitures Tesla. «Une fois le marché arrivé à son rythme de croisière, l'entreprise pourrait sortir dix "bulles" par jour, sous-traitées à des chantiers partenaires», estime le cofondateur, Anders Bringdal. Il reste encore de nombreuses étapes avant que les Sea Bubble ne survolent les fleuves du monde entier. Mais Alain Thébault, le Breton, a déjà battu le record absolu de vitesse à la voile en 2009 avec plus de 100 km/h sur l'Hydroptère. Alors, des bulles qui se promèneront à peine moins vite qu'un cheval au trot, cela s'annonce jouable.