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Dinologie

Dinosaures : Désaccord de branches

Les animaux disparus ont toujours été classés en deux grands ordres selon la forme de leur bassin… Mais ça, c’était avant.
La grande famille des dinosaures. (Infographie BiG)
publié le 21 avril 2017 à 18h36

Et si on avait tout faux depuis cent trente ans en matière de dinosaures ? Faudra-t-il jeter et réimprimer les manuels de paléontologie rédigés depuis les tout débuts de la discipline ? L'étude publiée le 22 mars dans Nature le laisse penser… Les trois chercheurs britanniques Matthew Baron, David Norman et Paul Barrett proposent de sortir la branche des théropodes de l'ordre des saurischiens pour l'installer aux côtés des ornithischiens. Euh ? Résumée ainsi, l'affaire n'empêchera de dormir que les spécialistes. Pourtant, ce n'est pas moins qu'une «remise en question de la classification des dinosaures qu'on considérait comme acquise depuis le XIXe siècle», nous explique le paléontologue Eric Buffetaut, directeur de recherche émérite au CNRS : «Ça ne laisse personne indifférent dans la communauté.»

Tout commence en 1888. On ne parle alors de dinosaures que depuis une quarantaine d'années. A Londres, où Jack l'Eventreur va bientôt ensanglanter les rues de Whitechapel, le paléontologue Harry Govier Seeley s'apprête à publier une étude qui fera autorité pour les cent trente années à venir : «Il a proposé, résume Eric Buffetaut, de diviser les dinosaures en deux grands groupes selon la structure de leur bassin», et trié dans ces groupes l'ensemble des espèces connues à l'époque.

Bec de canard

Dans la première boîte, il met les dinosaures dont l'os du pubis part vers l'avant, leur donnant selon lui un «bassin de reptile» : ce sont les saurischiens. On y trouve les herbivores géants que sont les sauropodes, avec leur queue et leur cou immenses, comme le diplodocus, mais aussi les carnivores bipèdes de la branche des théropodes - le tyrannosaure et les affreux raptors.

Dans la seconde boîte, Seeley range les dinosaures dont le pubis va vers l'arrière, comme un «bassin d'oiseau» : les ornithischiens. Y sont entassés les stégosaures, avec leurs plaques sur le dos, les ankylosaures à carapace, les tricératops au visage cornu, les hadrosaures au bec de canard… En identifiant des points communs dans les squelettes des dinosaures déterrés, et la façon dont ils se sont différenciés pour créer de nouvelles espèces au cours de l'évolution, les paléontologues ont ensuite subdivisé ces deux ordres en sous-ordres, en familles et en genres… Le grand organigramme qui en résulte est appelé «arbre phylogénétique». Il ordonne tous les dinosaures connus en fonction de leurs liens de parenté, reliant les branches de chaque espèce au niveau de leur plus proche ancêtre commun.

Mais l'organisation des espèces dépend des fossiles récemment découverts, des lacunes qui restent dans les squelettes, et aussi de l'importance relative qu'attache un chercheur à tel ou tel caractère, comme la forme d'une vertèbre ou d'une dent. A partir des mêmes observations, «on obtient souvent plusieurs arbres possibles», témoigne Eric Buffetaut : «Après, on décide que l'un est plus vraisemblable que l'autre, et ça crée des désaccords entre spécialistes. Contrairement à ce qu'on aurait pu espérer à une certaine époque, la phylogénie n'est pas une science exacte. Elle est biaisée par les choix des chercheurs.»

C’est pourquoi il est tout à fait pertinent, et pas farfelu pour un sou, de vouloir remettre les choses à plat de temps en temps en réétudiant les caractères «primitifs» et «dérivés» des dinosaures, ces indices laissés sur les chemins de leur évolution.

Colibri

Matthew Baron et ses deux acolytes britanniques n'ont pas appuyé leur recherche sur une nouvelle découverte de fossile qui aurait bousculé les connaissances actuelles. C'est «de la cuisine systématique» pour Eric Buffetaut, «une réinterprétation de données déjà existantes : on sélectionne des caractères physiques et on les traite avec des programmes informatiques qui font ressortir des groupes frères».

Les ordinateurs ont peut-être plus d'objectivité que des générations de paléontologues ayant réutilisé la fameuse forme du bassin comme critère fondamental, parce que c'était évident et validé depuis toujours, et qu'on n'avait pas la puissance informatique nécessaire pour remettre en question la base de données. «Quand on regarde des spécimens, il est très facile et rapide de dire : c'est un saurischien ou c'est un ornithischien, et les deux ne se rencontreront jamais, se justifie Matthew Baron dans The Atlantic. Les gens ont intégré cet état d'esprit dans leurs recherches, et l'idée de Seeley n'a jamais été rigoureusement testée.»

C'est ainsi qu'à partir de 457 caractères appartenant à 74 espèces de dinosaures assez anciennes (trias et jurassique inférieur), l'ordinateur a finalement suggéré une parenté inédite entre les théropodes et les ornithischiens… et tant pis pour leurs différences de bassin. Vingt et un caractères communs relient ces deux grands groupes dans une nouvelle branche - on dit aussi un clade - que Baron et ses collègues ont nommée les «ornithoscélidés», selon un vieux terme remis au goût du jour. Du côté des saurischiens, privés du voisinage des tyrannosaures et vélociraptors, il ne reste que les grands sauropodes et de petits carnivores primitifs, les herrérasauridés. Cette modification permet aussi d'en finir avec l'apparente incohérence de voir les théropodes, ancêtres de nos oiseaux actuels (si, si, le colibri est bien un arrière-petit-fils du T-Rex…), classés parmi les bassins de lézards et non les bassins d'oiseaux. Une relation qui était déjà plus qu'approximative, comme le rappelle Eric Buffetaut : «Ce sont des termes descriptifs, ça ne veut pas dire que les oiseaux descendent des ornithischiens. L'aspect évoque le bassin des oiseaux, mais cela n'implique pas une relation de parenté.» Le problème lexical est lissé si les théropodes sont ramenés au sein des ornithoscélidés.

Si toute la communauté paléontologique ne parle que de cette étude depuis trois semaines, personne n'a douté du sérieux de nos trois paléo-révolutionnaires : «Leur étude ne visait pas à faire le buzz, ce qui arrive un peu trop souvent dans le domaine, juge Eric Buffetaut. Tous les six mois on annonce avoir trouvé le plus gros dinosaure… C'est juste un travail de réinterprétation, mais c'est aussi ça la paléontologie. Et pas seulement aller se promener dans le désert et ramener un joli fossile.»

Ambre

Même l'accueil d'une telle nouvelle n'a rien à voir avec l'hystérie médiatique que déclenche la découverte du moindre petit bout de plume bien conservé dans l'ambre : on n'a observé ni enthousiasme délirant ni opposition outrée à la théorie de Baron. «Est-ce possible ? Ben oui. Est-ce certain ? Ben non», s'amuse le paléontologue Jean Le Loeuff sur son Dinoblog. «Rappelons que nos amis paléomammalogistes [spécialistes des mammifères fossiles, ndlr] sont infoutus de se mettre d'accord sur la position phylogénétique des xénarthres [paresseux, tatous et tamanoirs]. Pourtant, outre les fossiles, ils disposent des bestioles actuelles et des données de la génétique. Alors pour les dinosaures, il est urgent de ne pas trop se presser pour conclure…»

Le travail promet d'être long et minutieux, mais pour confirmer ou infirmer la proposition des trois chercheurs britanniques, on n'a pas le choix ; les spécialistes de phylogénie vont essayer de reconstruire des arbres, encore des arbres et toujours des arbres, pour voir s'ils parviennent au même résultat. «Peut-être que leur proposition sera largement acceptée et deviendra admise par tout le monde ; peut-être aussi qu'il y aura des dissensions au sein de la communauté, certains disant que la proposition ancienne est plus convaincante», explique Eric Buffetaut. Pour ce dernier, il faudra suivre dans les «semaines, mois et années qui viennent» les prochains épisodes de cette série paléontologique à suspense.