«Love Out Loud» : on pourrait traduire la formule par «Aimez haut et fort». Ce lundi, le long de l'un des murs de Station-Berlin – ancienne gare inaugurée en 1875, d'où l'on partait depuis la capitale allemande vers Dresde, aujourd'hui vaste espace événementiel dans le quartier mi-populaire mi-branché de Kreuzberg –, les onze lettres s'affichent sur de grands panneaux, surplombés par une nuée d'ampoules.
«Love Out Loud», c'est le slogan choisi pour la onzième édition de la conférence Re:publica, grand rendez-vous de débats autour de la «société numérique». Parce que «la haine sur Internet vient d'une petite minorité très bruyante, très violente», explique à Libération Markus Beckedahl, cofondateur de l'événement, et qu'il faut aujourd'hui, dit-il, à la fois «discuter des contre-stratégies nécessaires et motiver à l'action pour une société ouverte».
«La liberté de la presse ne tombe pas du ciel»
Beckedahl est aussi le créateur et rédacteur en chef de Netzpolitik, un blog né en 2002, devenu un site d'information, qui s'est taillé une réputation internationale à l'été 2015 lorsque la publication de documents sur la surveillance du Net outre-Rhin lui a valu l'ouverture d'une enquête (abandonnée ensuite) pour «haute trahison». Re:publica était d'ailleurs, à l'origine, une conférence de blogueurs, la première du genre dans le pays : lors de la première édition, en 2007, «on s'attendait à ce que 350 personnes viennent et il y en a eu 700», sourit le journaliste.
Cette année, on en compte plus de 8 000. Dont des journalistes de médias traditionnels, comme les chaînes de télé publique Das Erste et ZDF, des militants d'associations et d'ONG, des hackeurs, des chercheurs, des «start-upeurs»… Et la réputation de l'événement s'est étendue. Les 1 200 intervenants du cru 2017 affichent 65 nationalités différentes. L'an dernier, 40% des participants venaient d'au-delà des frontières allemandes.
La conférence inaugurale, lundi matin, a d'ailleurs affiché cette ouverture. Sous le titre limpide «Aimer haut et fort pour ceux qui sont réduits au silence», se sont succédé sur la scène principale Can Dündar, ex-rédacteur en chef du quotidien de gauche turc Cumhuriyet, accusé d'«espionnage» et emprisonné en 2015, le journaliste hongrois Márton Gergel, la militante polonaise de la vie privée Katarzyna Szymielewicz et Ramy Raoof, expert en cybersécurité égyptien qui travaille avec de nombreuses ONG dans le monde arabe. Ce dernier a exhorté les journalistes occidentaux à demander des comptes à leurs gouvernements sur l'export de technologies de surveillance à destination des régimes autoritaires. «On veut montrer que la liberté de la presse et de la communication ne tombe pas du ciel, qu'il faut se battre pour elle», souligne Markus Beckedahl.
«Fake news» et guerre de l’info 2.0
Pour Raoof, venir à Re:publica est un moyen d'«explorer des connaissances et des expertises différentes, pour en sortir avec des idées un peu folles qui pourraient aider à un changement social». Il est vrai que le programme est plus que dense : quelque 450 conférences, débats et ateliers sur trois jours. On y parle blockchain, Darknet, réalité virtuelle, intelligence artificielle, nouveaux médias, mais aussi mutations et précarisation du travail, trading à haute fréquence, santé ou place des femmes dans le numérique – près de la moitié des intervenants sont des intervenantes, même chose pour le public. On y apprend comment authentifier des documents, on y discute de la responsabilité des journalistes qui rendent compte de «fuites» massives…
Le professeur de droit américain Frank Pasquale, auteur de Black Box Society (FYP, 2015), vient analyser les dangers de la «sphère publique automatisée» par les algorithmes de Facebook et Google, et plaide pour de nouvelles réglementations. Fake news et guerre de l'information 2.0 sont évidemment au cœur des discussions. «Le but de la propagande moderne est d'épuiser la réalité, a lancé sur scène, lundi en fin d'après-midi, le champion d'échecs Garry Kasparov, opposant de longue date à Vladimir Poutine. Le déluge d'information a remplacé la privation d'information.»
Entre deux sessions, on déambule entre les stands, rassemblés dans un grand hall. Où les sex-toys prototypés sur imprimante 3D d'une boutique en ligne côtoient la piscine à boules d'un «incubateur de start-up», et où les ministères allemands du Travail ou des Affaires étrangères voisinent avec Microsoft et Google. La ZDF propose une médiathèque de reportages présentée comme «zone exempte de fake news».
Plus loin, une petite vingtaine d'étudiants de l'Ecole évangélique de journalisme de Berlin s'affairent à écrire des articles, éditer des photos ou des vidéos, monter des podcasts, qui seront publiés sur le site de la conférence. Le soir, ce sont les DJ et les groupes de musique qui prennent possession du lieu. Ici comme ailleurs, on compose avec ce que le philosophe Bernard Stiegler a appelé le «blues du Net». Sans céder à la gueule de bois.