Netflix va-t-il changer les règles du cinéma français ? Pas encore. Mais le bras de fer qu'il vient de livrer avec le Festival de Cannes pourrait n'être qu'une première manche. Le Festival avait demandé à la plateforme de diffusion par abonnement d'accepter une négociation avec un distributeur français pour une sortie en salles des deux films en compétition qu'elle produit Ojka et The Meyerowitz Stories. En vain : ces films en compétition pourraient ainsi ne jamais passer par une diffusion sur grand écran. Et à travers ce cas très particulier, on a reparlé de la «chronologie des médias» qui régit en France depuis trente ans les rapports entre le cinéma et ses modes de diffusion. Décryptage.
Dans les années 80, c’est une bande-magnétique qui inquiète les professionnels du secteur : les vidéocassettes menaceraient le cinéma sur grand écran. La location des films et la démocratisation des magnétoscopes familiaux conduisent à l’époque les exploitants du cinéma à réclamer une protection des pouvoirs publics contre cette nouvelle concurrence. Le cinéma, c’est l’une des industries majeures de l’économie de la culture. C’est aussi un secteur symbolique, dans le pays des frères Lumière. En 1982, Jack Lang, alors ministre de la Culture, se colle au dossier.
Pour favoriser les grands écrans par rapport aux cassettes, il est établi un délai entre la sortie du film et sa disponibilité en vidéo, délai dont les modalités sont fixées par décret. Le public devra désormais attendre un an après la première sortie en salle pour voir dans son salon Blade Runner ou E.T. l'extraterrestre, deux des blockbusters de 1982.
L’une des particularités de la mesure est alors qu’elle rend possible les dérogations, en fonction du résultat du film en salle. Si le long-métrage a connu une exploitation salle décevante, il trouve une compensation en rejoignant les rayons des vidéoclubs avant les douze mois prévus.
La menace de la télé
Deux ans après, c’est à une autre menace que les exploitants ciné s’attaquent : la télévision. Les chaînes commencent alors à entrer dans la boucle de la production des films de cinéma et une nouvelle venue vient tout bousculer : 1984 est en effet la date de naissance de Canal +. Un nouvel accord est alors mis sur la table.
Le principe en est cette fois qu’en échange du préfinancement des films, les chaînes obtiennent une exclusivité de diffusion pendant un temps donné. Le délai est de trois ans pour les chaînes qui n’ont pas coproduit le film, deux ans pour celles qui ont coproduit le film et un an (comme la sortie en vidéo) pour Canal +, chaîne cryptée sur abonnement.
L’Europe s’en mêle
C’est sur cette base que la télévision, la vidéo et le cinéma vivent une certaine coexistence pacifique durant une vingtaine d’années. A la fin des années 1990, l’Union européenne établit que cette «chronologie des médias» doit être discutée et décidée entre les professionnels eux-mêmes, et non plus établie par la réglementation. En 2009, industriels du cinéma, de la télévision et éditeurs de vidéo se réunissent donc pour mettre à jour les règles des années 80. Ce sont elles qui ont encore cours aujourd’hui et que l’irruption des géants de la diffusion numérique remet en cause.
Cet exercice d'équilibre «additionne surtout les contraintes de tout le monde», résume Pascal Rogard, le directeur général de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD), qui a refusé de signer l'accord de 2009.
Quelles sont les principales critiques ?
En 2017, cette chronologie cristallise toujours plusieurs mécontentements :
1. Des délais jugés trop longs. Des cinéastes, des producteurs ou des diffuseurs manifestent régulièrement leur frustration de devoir attendre tant de mois avant de donner une nouvelle vie à leurs films, surtout quand ils n'ont pas dépassé une audience confidentielle. «Quand un film sort sur 10 ou 15 copies en France, attendre des mois pour le mettre à disposition en VOD c'est un problème», expliquait en 2012 à Libération Nawid Sarem, coordinateur de la plateforme de diffusion de films indépendants Eye on Films. Mais c'est aussi la position de Canal +, dont les abonnements ont chuté et qui réclame un raccourcissement des délais de 10 à 6 mois.
2. Peu d'exceptions. La seule dérogation possible à la chronologie établie en 2009 concerne la vidéo à la demande payante et la sortie en DVD et Blu-ray : le délai passe de 4 à 3 mois si le film n'a pas dépassé les 200 entrées lors de la quatrième semaine d'exploitation (un cas d'école purement théorique). Tous les autres délais ne sont pas négociables, qu'un film ait attiré 10 000 ou 10 millions de spectateurs, contrairement à la réglementation des années 1980.
3. Et les nouveaux acteurs ? C'est la principale critique actuelle. En 2009, Netflix n'existait pas dans sa forme actuelle, YouTube n'était pas aussi fréquenté ; les deux plateformes n'ont pas été invitées à discuter avec les autres acteurs pour établir la chronologie. Résultat, pour Pascal Rogard, l'accord «est un blocage des vieux contre les jeunes» : de la télévision et du cinéma contre la vidéo à la demande par abonnement (Netflix) ou la vidéo à la demande gratuite (YouTube), qui ont été remisées aux confins de la chronologie : 36 mois de délai pour la première, 48 mois pour la seconde. Pour ses détracteurs, l'accord fait ainsi figure d'une tentative du monde ancien de s'accrocher à ses prérogatives. Il est tout simplement «anachronique», résume le producteur Vincent Maraval.
De nouvelles discussions à venir
Et maintenant ? L'accord de 2009 doit être rediscuté dans les prochains mois. Le Centre national du cinéma (CNC) a fait plusieurs propositions pour raccourcir le délai pour Netflix et les autres services par abonnement. Frédérique Bredin, sa présidente, évoque un temps d'attente de 22 mois pour ce qu'elle appelle les «plateformes vertueuses», c'est-à-dire celles «qui acceptent le modèle de contribution au financement de la création», détaille-t-elle, et qui répondent à des «obligations de promotion et de diffusion des œuvres européennes». Mais le CNC n'a qu'un rôle consultatif en la matière.
Reste aux professionnels de s'accorder. A moins que la personne qui sera nommée ministre de la Culture dans le nouveau gouvernement décide de remettre au goût du jour une réglementation émanant du pouvoir politique. «La mission est-elle impossible ? Pour les professionnels de la profession sûrement, pour des pouvoirs publics déterminés à agir, je dirai "fastoche"», commente Pascal Rogard sur son blog. En 2014, Aurélie Filippetti avait donné les recommandations du ministère de la Culture pour un aménagement des délais ; cela n'avait pas été suivi d'effet.