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Comment ça va le commerce ?

A Rungis, un trader en viande qui bosse avec ses tripes

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Au marché de Rungis, la triperie rime avec «Phiphi», surnom de Philippe Ravon, trader en viande dans le plus grand marché de gros européen depuis quarante ans, le bagout en prime.
A Rungis, le 18 mai, le trader en viande Philippe Ravon veille sur ses tripes stockées dans des cartons. (Photo Remy Artiges pour Liberation)
publié le 7 juin 2017 à 10h36

Libération ausculte les réalités de la vie commerçante à travers des portraits dans toute la France. Aujourd'hui, Philippe Ravon, un trader en viande au marché de Rungis. Les autres épisodes sont à découvrir ici.

Alors qu'on est en train d'engloutir du ris de veau «au Veau qui tête», une brasserie située en plein cœur de la halle des tripiers à Rungis, où se mêlent personnel, fournisseurs et clients du pavillon viande à 7 heures du matin, on remarque un homme de soixante ans, le crâne rasé, des yeux de hibou. Il dégage quelque chose de familier par son physique, un air de Jean-Pierre Coffe, avec un débit qui rappelle le phrasé de Michel Blanc dans les Bronzés font du ski, ponctuant souvent ses phrases par un rire sonore.

Il vient présider une longue tablée de blouses blanches face à nous et lance à la volée «servez à boire à mes amis», interrompant une drôle de conversation entre deux serveuses où il était question d'un «mal à la chatte». Lui terrasse son auditoire avec son humour corrosif et (surtout) un magnum de champagne. Entre deux blagounettes, son téléphone sonne d'un dring qui rappelle un autre temps. Et voilà qu'il prend des commandes à coup de 18 kilos de carrés d'agneaux par-ci, 13 kilos d'entrecôtes par-là, le tout en négociant les prix.

Philippe Ravon, plus connu sous le surnom de «Phiphi», est trader en viande pour la société Hi Paviadis (1) à Rungis. Son travail consiste à acheter et revendre des produits carnés au meilleur prix sur le marché, jouant le rôle d'intermédiaire entre l'abattoir et le client. Un trader en viande sait à quel prix il achète mais jamais combien il vendra : «Le prix de vente de mardi n'est pas celui de mercredi. Ça change en fonction de l'offre et de la demande», explique-t-il. Il va même jusqu'à reprendre le lexique boursier des desks des salles de marchés en parlant de «trade back to back».

On le retrouve, deux semaines après au Bistrot des Halles à Paris, à une heure plus décente, pour déjeuner. Cette fois, il a la mine fatiguée et les yeux nettements cernés. On s'attable autour d'un belle pièce d'agneau et d'une poitrine de porc. «C'est ma viande que vous mangez là. Un délice», nous dit-il sans forme interrogative, entre deux bonnes bouchées, avant de dérouler sa vie.

«Phiphi» exerce ce métier depuis quarante ans et gère une équipe de 10-15 personnes composée de Tunisiens, Maliens, Colombiens, dans un bon esprit malgré les conditions de travail de nuit. C'est de toute façon une évidence pour lui : «Dans ce métier, personne ne fait la gueule, sinon on ne se lève pas. Ce sont de vrais travailleurs, de vrais gens, qui font un vrai métier.»

«J'ai senti très vite le métier battre dans mes veines»

En se resservant «un p'tit coup de rouge», le Vosgien poursuit : «Je tuais des bêtes et faisais de la découpe à 15 ans. Mon père était boucher charcutier.» Après un bac +3 à l'Ecole nationale des industries du lait et des viandes (Enilv) en Haute-Savoie et un bref passage à l'armée, le négociant fait un stage à Rungis. Là, «un vieux de 57 ans m'a pris sous son aile. Il m'a tout appris, toutsi bien qu'aujourd'hui Rungis représente ma vie. J'ai senti très vite le métier battre dans mes veines», confie-t-il avec de grands yeux humides, sous ses paupières lourdes de fatigue.

A 25 ans, le «jeune militant viandard» comme il se qualifie lui-même se met à faire le tour de dizaines d'abattoirs d'Europe et de bistrots d'Ile-de-France pour dénicher fournisseurs et acheteurs potentiels. Aujourd'hui, il marche au flair mais assure que cette étape a été essentielle : «Par exemple, tu peux pas dire "je vends un faux filet" si tu l'as jamais acheté.» Mais comment choisir sa marchandise ? «Phiphi» se sert naturellement dans notre plat avant de répondre : «A priori, si un produit est bon, on achète.»

Si aujourd'hui Philippe Ravon gagne bien et même très bien sa vie (mais préfère ne pas dévoiler de somme), il a vécu pendant trente ans sans salaire fixe, ne percevant de gains que sur les commissions qui variaient du simple au double. Un vrai pari qu'il a pu tenir grâce à son rythme de travail effréné. «C'est moi qui ouvre et qui ferme la maison. Par principe, car c'est très important dans le rapport patron/ouvriers.» Il raconte sa journée type : 23 heures, le réveil sonne, sa journée/nuit de travail démarre à minuit et se termine à 11h30. A 13 heures, il va se coucher, à 19 heures il passe un peu de temps avec sa famille avant de faire sa sieste habituelle à 21 heures. Résultat : 85/90 heures de labeur par semaine.

Sur les trois derniers mois, il réalise à lui tout seul 57% du chiffre d'affaires de la société. Avec ses employés, il vend entre 50 et 80 tonnes de viande par semaine, tous produits confondus (tripes, charcuterie...), ce qui est conséquent… mais moindre qu'il y a cinq-dix ans.

La vache folle, un coup dur pour sa carrière

«Phiphi» a toujours eu la viande comme fil rouge. Jusqu'à ce que la vache folle survienne et bouleverse tout son business. De 1996 à 1998, il n'a plus rien. Finalement, c'est le porc qui le sauve : «J'ai eu la chance de connaitre quelqu'un dans le porc qui m'a recruté.» Durant ces deux années, il vend du porc congelé dans toute l'Europe.

En dehors de cette longue période de vaches maigres, il a toujours vécu de bons moments à Rungis, notamment avec des clients (composés de 50% de grossistes et 30% de restaurateurs et de tripiers pour le reste). Si notre «viandard» est en contact téléphonique avec la plupart d'entre eux, un tiers se déplace à Rungis. Pour ceux-là, il n'hésite pas à faire des heures sup : «Ces mecs viennent de loin que pour ta gueule, tu dois te mettre à quatre pattes. C'est pour ça… Je traîne au bar, on picole, ça crée des liens et on finit par faire affaires.»

Vincent, qui tient ce vieux bistrot au cachet bien parisien et le côtoie en affaires depuis des années, confirme. Celui-ci se rappelle très bien de sa première visite à Rungis : «La première fois que j'ai vu Phiphi, il y a dix ans, c'est lui qui m'a vu. Personne ne me calculait, lui m'a repéré dans les halles.» Et le large homme de poursuivre : «Ici, de la tête de veau au fondant de boeuf, toutes nos spécialités c'est de la viande de Phiphi. Ça fait une livraison de 150-200 kilos de viande la semaine.» Les deux amateurs de bonne chère se retrouvent même de temps en temps en Vendée, pendant les vacances, pour faire la java.

Papa poule

Après deux heures à parler viande, on s'interroge : Philippe Ravon a-t-il déjà eu l'idée de devenir végétarien ? Hagard, il répond comme si on lui avait demandé si la terre était plate : «Ben non…» Ce qu'il préfère par-dessus tout, c'est préparer un pot-au-feu ou un boeuf bourguignon, de préférence à base de viande maturée légèrement persillée, le vendredi soir pour sa femme, ses deux filles qu'il chouchoute et leurs copains qu'il appelle «matous».

La viande, c'est aussi un affaire de famille qui dure : sa femme, il l'a rencontrée à l'école avant qu'elle se spécialise dans la charcuterie et plus spécifiquement la bactériologie et l'analyse de saucisson. Sa fille aînée, 27 ans, s'est mis récemment à vendre de la viande de porc à Rungis, après avoir fait ses armes dans une entreprise de vaches laitières en Australie.

Il est 15 heures, le couvre-feu est largement dépassé… Le trader tchatcheur s'apprête à partir sur sa belle moto (une BMW violette), non sans nous lancer avec une fébrilité désarmante qu'on ne lui connaissait pas : «Faites un truc bien, je deviens sensible avec l'âge.»

(1) Sur 2015, la société Hi Paviadis, spécialisée dans le secteur d'activité du commerce de gros de viandes de boucherie, fait un chiffre d'affaires de 12 328 100 euros. Le total de son bilan a augmenté de 46% entre 2014 et 2015.