La chronique Un peu de Silence, aussi disponible sur YouTube, aborde chaque semaine les jeux vidéo de manière décalée. Cette semaine, elle s'attaque à une des problématiques liée à la narration dans les jeux vidéo : la liberté donnée au joueur.
Depuis que je bosse sur les jeux vidéo, il y a un sujet qui me fascine : la liberté. Plus précisément, ce sentiment de liberté qui se situe au point d'équilibre entre l'interactivité et la narration. Comment est-il possible de raconter une histoire, d'établir un univers, avec ses enjeux, ses événements, ses rebondissements, et d'intégrer à l'intérieur le joueur qui a pour principale caractéristique de faire ce qu'il veut.
En gros, si on laisse le joueur totalement libre, ça donne très vite n'importe quoi. Tiens, et si je butais ce personnage qui a l'air de vouloir me dire un truc super important ? Et si on le limite dans ses actions pour que seule l'histoire écrite puisse se dérouler, eh bien on réduit à néant la promesse même du jeu vidéo.
Pas simple.
Pendant longtemps, cette question est restée théorique, puisque la technologie elle-même limitait les actions qu'on pouvait proposer au joueur. Dans Prince of Persia, dans sa première version, il ne pouvait pas vraiment faire autre chose que d'avancer en essayant de ne pas mourir. Et du côté de la narration, si certaines histoires étaient très bonnes, leur aspect interactif était plus que minimaliste.
En gros, le scénario avançait jusqu'à une énigme qu'il fallait résoudre avant de découvrir la suite. Un peu comme s'il fallait remplir une grille de sudoku pour passer au chapitre suivant dans un DVD. Je me rappelle qu'à l'époque, on estimait que c'était une qualité si les énigmes avaient un lien avec l'histoire. Parce que c'était quand même loin d'être tout le temps le cas…
Mais avec l'apparition des univers plus immersifs, la question est devenue primordiale dans les jeux narratifs. Comment laisser au joueur une certaine liberté tout en réussissant à raconter une histoire ? Une des solutions, qu'on connaît bien, a été de mettre le joueur dans un couloir et de lui laisser une totale liberté dans les limites de ce couloir, enfin, surtout la liberté d'avancer. Le couloir peut-être invisible, mais le principe est là.
Une autre solution, plus séduisante, est apparue au début des années 2000, il s'agit des mondes ouverts. On les a découverts avec GTA 3, même si, finalement, on retrouve grosso modo le principe dans des jeux comme Shenmue, ou dans les jeux de rôle. Le joueur a donc une très grande liberté de mouvement et d'action dans un territoire donné, et choisi de faire avancer le scénario en se rendant de lui-même sur les lieux des missions principales.
Autre solution encore, dont les origines sont bien plus lointaines, souvenez-vous du Sorcier de la montagne de feu, c'est bien sûr l'arborescence de choix. Là, on a un impact réel sur les événements. Certains choix nous amènent dans des branches complètement différentes quand d'autres influent beaucoup plus légèrement sur la situation. Dans ce cas, en tant que joueur, on a une certaine liberté de naviguer dans l'histoire, mais, pour le coup, c'est une liberté limitée des situations prédéterminée. On connaît ça dans les jeux de Quantic Dreams ou ceux de TellTale.
Certains appellent ça, souvent sur un ton un poil condescendant, des films interactifs.
La narration dans les jeux vidéo a énormément gagné en complexité ces dernières années. On peut citer tous les systèmes de narration environnementale qui permettent au joueur de découvrir un univers par tous les éléments qui l'entourent, que ce soit le décor ou les autres personnages. Il y a aussi les «walking and talking games», comme Firewatch ou Oxenfree, qui permettent d'avancer dans une histoire de manière totalement fluide en y étant totalement immergé grâce à une interaction par les dialogues.
Là, finalement, ce n'est pas tant l'arborescence des choix qui importe mais la possibilité d'incarner le personnage principal à sa guise.
On a aussi, mais ils sont plus rares à ma connaissance, les puzzles narratifs. Dans ces jeux, l'histoire est figée, immuable. Elle s'est déjà déroulée, d'ailleurs. Le joueur doit alors découvrir cette histoire en naviguant dans le temps pour en recoller les morceaux, J'en connais deux, Her Story et A normal lost phone. Ce qui est étonnant dans ces jeux, c'est la liberté quasi totale donnée au joueur dans sa découverte d'une histoire qui est en elle-même linéaire.
Pour ma part, j'ai toujours pensé que la liberté donnée au joueur d'interagir avec l'univers n'était pas vraiment un enjeu. C'était l'illusion de la liberté qui comptait. Sur le blog du studio Frictional Games, responsable d'excellents jeux comme Amnesia ou SOMA, le directeur créatif Thomas Grip pousse beaucoup plus loin la réflexion.
Pour lui, il ne faut jamais oublier que le jeu vidéo se déroule avant tout dans le cerveau, beaucoup plus que sur l'écran. Face à un jeu, le joueur va selon lui créer un modèle mental de l'univers qui lui est proposé. Ce modèle prend en compte tous les éléments portés à sa connaissance, que ce soit les interactions physiques possibles, les réactions attendues de l'environnement après une action ou les conséquences des choix effectués dans le déroulement de l'histoire. La connaissance du joueur, et donc son modèle mental évoluent même avec le temps dans le jeu. Quand le joueur commence, son modèle mental est constitué de données extérieures, des jeux similaires auquel il a déjà joué, des trailers qu'il a vus ou des articles qu'il a lus. Et, petit à petit, il va découvrir le jeu et affiner sa perception du jeu.
La sensation de liberté du joueur, finalement, ne se base principalement que sur la cohérence entre ce que le jeu propose à un moment donné et le modèle mental construit par le joueur. La réflexion de Thomas Grip explique pourquoi on peut se sentir libre dans un Uncharted parce que, finalement, on intègre nous-même les limites de l'univers, et pourquoi on peut se sentir enfermé par la logique de No Man's Sky, qui offre pourtant un terrain de jeu infini…