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C’est quoi le bonheur ? (1/15)

Roger-Pol Droit : «Je crois au hasard des rencontres»

C'est quoi le bonheur ?dossier
Tout l’été, ils se relaient pour nous donner leur définition. Ce samedi, le philosophe Roger-Pol Droit ouvre la deuxième chaîne avant de passer le témoin à son confrère Emanuele Coccia.
Monte Carlo, Monaco, en 2014. (Photo Eric Gaillard. Reuters)
par Roger-Pol Droit
publié le 4 août 2017 à 17h36

«Je n’ai rien contre le bonheur. Aucun être vivant, animal ou humain, n’est capable de se soustraire au principe de plaisir. Mais je me méfie des plans garantis et des existences sereines vendues clés en main. En fait, je ne crois pas à l’existence d’une vie continûment heureuse, stable, à jamais pacifiée. Je crois au hasard des rencontres. Extases, surprises, jouissances multiples… Toujours « des » bonheurs - divers, et surtout aléatoires. Il faut donc en parler au pluriel. Ces bonheurs sont des coups de dés, pas des fabrications maîtrisées. Des instants évanescents, pas des palais de marbre. Ce sont des « heurs » (événements surgissant sans que nous les ayons choisis ni forgés). D’autres, les « mal-heurs », font souffrir.

«Dans toutes les langues européennes, la chance est inscrite dans le terme même qui désigne le bonheur. Il faut élaborer une forme de « sérénité » pour se préserver des fluctuations violentes, j’en conviens. Il est nécessaire de travailler constamment à réduire les malheurs et à accroître les bonheurs, j’en suis persuadé. Evidemment. Mais qu’il soit possible d’extirper totalement les « coups durs » de nos existences individuelles comme de nos horizons collectifs, je n’y crois pas une seconde. « Le » bonheur, situation permanente nettoyée de toute ombre, est un mirage. Cette illusion a toujours eu ses marchands, ses prêtres et ses acheteurs, candides et victimes. Aujourd’hui, c’est marée haute. « Le bonheur » - garanti sans négatif, ni instabilité ni fluctuation - est partout. L’arnaque fleurit dans les magazines, dans le développement personnel, et même chez les philosophes, dont on attendrait plus de discernement. Et plus de sens critique. J’aimerai bien savoir ce qu’en dit le philosophe Emanuele Coccia, auteur récemment de la Vie des plantes (Rivages, 2016), essai dont la lecture fut pour moi… un vrai bonheur. Parmi les penseurs émergents, il me semble être l’un des plus singuliers et des plus prometteurs.»