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Libération
Reportage

Focal : «Un son de qualité ne sera jamais bon marché»

A Saint-Etienne, la PME spécialisée dans l’audio haut de gamme privilégie la relocalisation et le savoir-faire, loin de l’esprit «start-up nation». Dans un domaine ultra compétitif, l’entreprise fructifie en misant sur les marchés de niche.
A l'usine Focal, le 19 juin, fabrication de haut-parleurs. (Photo Bruno Amsellem)
publié le 6 août 2017 à 20h06

Elles sont assez rares, les PME françaises, qui plus est dans le domaine futuriste du son, à ne pas jurer par le numérique et à affirmer d'un air de défi : «Nous ne sommes pas dans la nouvelle économie.» A Saint-Etienne, chez Focal JMlab, devenu le premier producteur hexagonal d'enceintes haut de gamme et un des leaders mondiaux du secteur, on a même fait de ce modèle «anti-start-up» une marque de fabrique.

«L'enceinte acoustique est un appareil électro-mécanique qui se fabrique toujours comme il y a quarante ans», explique son PDG, Christophe Sicaud, grand gaillard passé par l'ameublement dans l'Ain (Ligne Roset) et les raquettes de tennis (Babolat) à Lyon avant d'entrer dans les ordres de la religion très française du son d'excellence. «On a raffiné nos technologies mais le métier reste le même, avec beaucoup de tâches manuelles et énormément de minutie. Tous ceux qui tiennent des discours simplistes sur des produits hi-fi à tout faire, sous prétexte qu'ils sont connectés à tout, racontent des mensonges. Un véritable son de qualité ne sera jamais bon marché au sens de la grande distribution et des bradeurs de prix sur Internet.»

Le ton est donné, sans concession. Dans les 17 500 mètres carrés de ce qui fut un site de Schlumberger sur les recherches en forage dans l’ex-région minière du Forez, ce pionnier des relocalisations réalise aujourd’hui 73 % d’une production dont 80 % part à l’export. Ici, point d’incubateur ni de levées de fonds mirobolantes, la «French Touch» du son à la mode stéphanoise revendique son ancrage local et industriel, comme en attestent les palettes de 12 mètres de long disposées sur le parking et prêtes à être expédiées à travers le monde.

«La production est réalisée aux trois quarts à Saint-Etienne, à l'exception de la plupart des casques audio, toujours fabriqués en Chine et pour lesquels on n'a pas encore trouvé de solution de rapatriement. Et depuis qu'on a commencé à relocaliser, le chiffre d'affaires n'a cessé de croître, explique le directeur de la marque, Sébastien Dumas. Croire que l'on pourrait innover et maintenir la qualité quand les produits sont fabriqués à 10 000 kilomètres est une illusion pour actionnaires pressés.»

Usine Paternelle

Focal en veut pour preuve qu’elle est l’une des dernières marques historiques de la hi-fi à consacrer 6 % de son chiffre d’affaires à la R & D en acoustique (une équipe de 23 personnes), là où beaucoup ont rendu les armes face aux géants de l’électronique grand public qui misent tout sur le design et le marketing. Un travail de longue haleine qui a fini par payer : de 8 % il y a trois ans, sa part de marché dans les enceintes classiques haut de gamme est passée à plus de 25 %. A force de grandir, la «niche» de Focal pèse à présent 85 millions d’euros de chiffre d’affaires, trois fois plus qu’en 2010.

L’histoire de Focal, c’est celle de ces ingénieurs maniaques du son qui, à force de bricoler dans leur garage leurs propres haut-parleurs, ont voulu en faire leur métier, tout comme le physicien et musicien Georges Cabasse en Bretagne, qui créa sa marque en 1950 - récemment reprise par le fabricant français d’objets connectés Awox après avoir appartenu au japonais Canon . Focal, lui, est l’idée d’un certain Jacques Mahul, ingénieur Supélec et journaliste technophile.

A l'origine simple bureau d'études parisien dédié à l'acoustique, la société prend son essor lorsque le père du fondateur, qui détient une entreprise de mécanique de précision à Saint-Etienne, décide de passer la main après avoir perdu son principal client. Le hobby du fils devient une activité à part entière, en convertissant les installations de l'usine paternelle pour produire les «saladiers» (ou châssis), souvent métalliques, qui constituent la partie fixe du haut-parleur. Un savoir-faire qui reste le cœur de métier de Focal, dans des ateliers où travaillent aujourd'hui en 2 x 8 l'essentiel des 200 salariés à Saint-Etienne. C'est là que fut développé et breveté le premier «tweeter» (le haut-parleur d'aigus d'une enceinte) en béryllium pur, un métal rare, léger, fragile et toxique, que l'on manipule dans des salles blanches en combinaison digne des centrales nucléaires. Un matériau qui coûte dix fois plus cher que l'or et que Focal réserve à son ultra haut de gamme : la grande Utopia - une «tour» de 256 kilos pièce, près de 2 mètres de haut, vendue 150 000 euros la paire à raison de 30 à 50 produites par an -, et sa version ultra miniaturisée, un casque du même nom, 4 000 euros. C'est là aussi que les ingénieurs de Focal découvrirent les qualités musicales insoupçonnées du lin, une fibre végétale idéale pour servir de membrane aux haut-parleurs, «compromis parfait entre l'élasticité du carbone et la résistance du kevlar».

«Même s'ils ne le savent pas, tous les gens ont une oreille et sont capables d'apprécier à sa juste mesure le son d'une grande Utopia», vous répète-t-on lors de la visite de l'usine où les personnels occupés à coller, souder et tester chaque haut-parleur sortant des chaînes reçoivent tous une «formation auditive». «Et puis, poursuit-on, on ne saurait pas faire des mini-enceintes d'entrée de gamme à 300 ou 400 euros que l'on n'a pas honte de vendre si on n'avait éprouvé toute la complexité du rendu acoustique sur des produits d'un tout autre montant.»

Avions d’affaires

Une stratégie habile de démocratisation de la gamme en partant du très très haut qui vise, promet-on à Saint-Etienne, «à tout faire pour mettre un peu d'Utopia dans chaque produit». La même approche que celle de la nouvelle pépite du son français Devialet qui a débarqué en force sur le créneau labouré depuis des années par Focal. «Même si on a trouvé limite qu'ils choisissent pour slogan "le meilleur son du monde", ce que nous n'aurions jamais osé, tacle gentiment le patron de Focal Christophe Sicaud. Il faut bien reconnaître que son arrivée a fait un bien fou à notre métier en faisant reparler de l'audio autrement que sur le mode gratuité et simplicité, qui finissait en bouillie.» Pour grandir et disposer de plus de moyens en R & D, Focal a racheté une référence du son haut de gamme très complémentaire de ses activités : le britannique Naim, spécialisé dans les amplificateurs et les lecteurs CD, avec lequel elle emploie aujourd'hui plus de 350 personnes. Elle a également repris en 2016 l'ébénisterie de Bourbon-Lancy en Bourgogne qui lui fournit depuis de nombreuses années les coffrets de ses enceintes. Mais pour tenir le choc dans un marché qui, avec l'explosion des modes de consommation musicale, est devenu le théâtre d'un combat de titans du numérique grand public, Focal joue également la carte de la diversification dans de nouvelles niches. C'est le cas avec l'automobile, qui a permis à l'entreprise de monter à bord de grandes marques françaises.

La nouvelle 3008 de Peugeot, qui a bénéficié d'un très bon lancement, est le premier véhicule de série du constructeur à proposer une installation hi-fi Focal, tandis que le DS7 Crossback de Citroën, devenu carrosse présidentiel depuis l'accession d'Emmanuel Macron à l'Elysée, sera doté du système Focal Electra et de ses 14 haut-parleurs disséminés dans l'habitacle. «Nous aidons depuis longtemps nos clients qui souhaitent s'équiper, on avait d'ailleurs coutume de dire qu'une voiture Focal se conduit à l'oreille, s'amuse le directeur de la marque Sébastien Dumas. Cette fois, nous ne sommes plus un simple fournisseur mais un véritable partenaire de PSA, qui paie pour exploiter nos brevets.» Motif de grande fierté pour la PME stéphanoise, le lancement de la nouvelle 3008 équipée de son système a eu lieu à Saint-Etienne. Un nouveau marché en forte croissance qui représente déjà un tiers du chiffre d'affaires.

Tout à sa stratégie d’équipementier premium, Focal vient également de décider de se lancer dans l’aviation. Le fabricant d’enceintes stéphanois va participer au projet d’Airbus Corporate Jets pour sonoriser les home cinéma de sa future famille d’avions d’affaires. L’autre créneau prometteur à travers lequel Focal cherche à rajeunir et féminiser sa clientèle - l’acheteur type qui casse sa tirelire pour s’acheter les enceintes de ses rêves est un homme autour de 50 ans - est le casque audio, qui assure désormais 10 % des recettes du fabricant. Focal a des modèles nec plus ultra de «casques ouverts», qui laissent passer tous les sons de l’extérieur et sont conçus pour une écoute très studieuse à la maison. Mais là aussi, la bataille est rude pour faire grossir sa niche dans un marché ultra concurrentiel où 50 % des ventes mondiales sont comprises entre 5 et 40 euros.

Fondus de son

«Notre stratégie n'est pas facile avec une telle richesse de gamme pensée non pas en termes de coûts de production mais en fonction d'usages accessibles de 300 à 150 000 euros», reconnaît Sébastien Dumas. Il se rappelle l'époque, pas si lointaine, où Focal garantissait ses produits à vie - c'est depuis interdit - et n'était pas une marque, mais plutôt un catalogue de noms et de références connu des seuls fondus de son. «Cette étendue de l'offre fait partie de notre histoire et de notre identité, c'est notre côté artisan sur mesure.»

Le principal chantier est celui de la distribution, assurée par 1 000 revendeurs spécialisés et quelques «show rooms», situés pour la plupart en Asie, que Focal, comme toutes les marques de luxe, voudrait mieux contrôler. «Mon problème, c'est comment faire écouter mon produit dans de bonnes conditions, conclut Christophe Sicaud. Si j'y arrive, c'est gagné.» Et ce n'est pas facile. Les grandes marques hi-fi d'antan ont abandonné le terrain à des distributeurs qui ont souvent fini, en raison de l'insuffisance des marges et des volumes, par s'en désintéresser. Le magasin est peut-être le chaînon manquant de la nouvelle économie made in France de Focal.