Place de la République à Paris, vingt minutes avant l'heure prévue ce vendredi en fin d'après-midi, ils sont deux. Deux jeunes à vélo arborant un t-shirt aux couleurs de Deliveroo, sac isotherme sur le dos. «On est un peu en avance, explique Thomas*, livreur depuis un an. Les autres ne vont pas tarder. J'espère, en tout cas.» S'il est prêt à se mobiliser, il jette néanmoins des coups d'œil à son smartphone. Il est en plein «shift» et attend sa prochaine course. A 18h45, son téléphone vibre. «J'ai une commande, je reviens dans quelques minutes.» Et le voilà parti, une main sur le guidon, l'autre tenant le smartphone avec fonction GPS. Quand il revient une quinzaine de minutes plus tard, il affiche un air satisfait. De deux, les bikers sont passés à une bonne vingtaine, rejoints par des camarades de Foodora et Uber eats. Thomas se déconnecte de l'application. Il n'est officiellement plus en service.
Ils sont une petite cinquantaine de livreurs et quelques syndicalistes de la CGT et de Sud Commerce, rassemblés place de la République, pour protester contre leurs conditions de travail et le nouveau système de rémunération mis en place par la direction de Deliveroo. Aujourd’hui, certains livreurs bénéficient d’un salaire mixte : 7,5 euros de l’heure, auxquels s’ajoute un complément de 2 à 4 euros par livraison. D’autres sont payés 5,75 euros la course à Paris et 5 euros en province, rémunération qui sera désormais appliquée à tous dès le 28 août prochain. Blouson blanc et bleu turquoise sur le dos, masque pour mieux respirer sur le visage, certains livreurs se cachent par peur d’être reconnus et licenciés.
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Jean Daniel est au premier rang. Il travaille désormais pour Uber Eats, et est venu soutenir ses camarades de Deliveroo et du Clap (Collectif des livreurs autonomes de Paris). Lucide, il espère que «si ça s'améliore pour les uns [les livreurs d'autres plateformes, ndlr], ça s'améliora pour les autres». A 22 ans, il est révolté par les méthodes utilisées par la plateforme. «J'ai fait des études de droit, et en tant que juriste, j'ai vite compris leur cheval de Troie. Deliveroo est un piège pour les livreurs». A ses côtés, Jean-Baptiste* dénonce des primes «qui n'existent plus», un patron constamment dans la poche, et un salaire de plus en plus précaire. «C'est important d'être là. L'ubérisation touche toute la société. Elle ne produit pas du travail, mais détruit le travail». Lorsqu'il travaille 35 heures par semaine, Jean-Baptiste gagne 600 euros par mois.
«La rue est notre usine, les forçats du bitume relèvent la tête», peut-on lire sur une pancarte déployée par les livreurs du Clap. Quelques curieux sont venus pour soutenir le mouvement. «En ce moment, ce sont les coursiers qui galèrent mais en fait tout le monde est concerné. C'est ce nouveau modèle qui nous inquiète», témoignent plusieurs étudiants, bières à la main. D'autres «bikers» sont là aussi. Comme Pierre, qui a décroché un CDI chez Urban Cycle, une société parisienne de coursiers à vélo. Bien loin de la précarité des plateformes, il a suivi l'évolution de Deliveroo avec inquiétude. «On vient juste supporter les petits frères. On est comme eux, on pédale pour gagner notre vie. Très vite, on a vu leur situation se dégrader».
Plus tôt dans la journée, tous les livreurs Deliveroo ont reçu un mail de la direction. Le tutoiement irrite, énerve. Alors les bikers ironisent. «On a lu le communiqué Deliveroo, on a rigolé», affirme Jérôme Pimot, ancien coursier et fondateur du Clap, lorsqu'il s'adresse à la foule. Il dénonce la «provocation» de la direction qui, en ce vendredi soir, a ouvert des places supplémentaires pour les créneaux de livraison qui, en général, s'arrachent. Comme l'explique un livreur, «les plannings sur lesquels les coursiers doivent s'inscrire pour réserver des créneaux sortent à 8h00 chaque mercredi. A 8h03, ils sont complets à 70%, et à 96% à 8h10».
Les journalistes aussi ont reçu un communiqué de la direction de la plateforme. «Suite à la publication de plusieurs articles et reportages relayant un discours erroné concernant les activités de Deliveroo en France, la société de livraison de repas a souhaité apporter des éclaircissements et rétablir un certain nombre de faits.» Des «éclaircissements» qui exaspèrent les livreurs. «La réalité est tout autre, et cette réalité est, depuis une quinzaine de jours, en train de s'imposer aux yeux des consommateurs et des médias», répondent-ils dans un communiqué.
Photo Denis Allard / Rea pour
Libération
Une «piqûre de moustique»
20 heures. Après quelques timides prises de parole, le mouvement est invité à se diriger vers le restaurant le Petit Cambodge, dans le XIe arrondissement. Thomas, lui, hésite à suivre ses camarades : il a un shift jusqu'à 22 heures. «J'attends de voir si les autres suivent le mouvement. Pour que ça marche, il faut que tout le monde se serre les coudes». Les fumigènes sont de sortie, les slogans aussi. «Deliveroo, tu vas manger, on veut plus pédaler sans être payé», «Deliveroo t'es foutu, les livreurs sont dans la rue». Drôle d'image que celle de ces livreurs traversant l'un des ponts du canal Saint-Martin, grimpant les marches le vélo sur l'épaule, escortés par la police. La préfecture a donné son autorisation au dernier moment. Les contestataires ont la permission de 22 heures.
Le cortège atteint Le Petit Cambodge, rue Alibert. Un peu maladroitement, les coursiers bloquent la rue et l'accès au restaurant. Il s'agit du premier restaurant parisien «à s'être fait livrer par Take eat easy». Emile, l'un des livreurs, s'exclame : «C'est le moment de déconnecter les tablettes !» Première victoire : le Petit Cambodge accepte de couper l'application Deliveroo, en soutien aux livreurs. «C'était trop facile» se félicite Emile. En face, le restaurant Maria Luisa suit le mouvement et désactive aussi la plateforme. Reste à savoir que faire ensuite...
«Le mouvement de ce soir est une piqûre de moustique à l'échelle de Paris, constate Jérôme Pimot. Mais elle va commencer à gratter.» Le 28 août prochain, date à laquelle la nouvelle tarification sera officiellement mise en place, les bikers espèrent se réunir de nouveau. Et être plus nombreux. Après une heure passée sur la zone à lancer des slogans et à hésiter sur la poursuite des événements, ils s'éloignent, tous ensemble. Pour bloquer un autre restaurant «qui marche bien». Thomas en fait partie.