C'est au moment où Chloé Frazer a sorti son smartphone pour photographier une somptueuse et gigantesque statue de Shiva qu'on a compris que depuis tout ce temps, la série des Uncharted avait en fait inventé un genre : le jeu de tourisme. Quels autres mots choisir quand celui-ci, «touriste», synthétise finalement bien ce à quoi le studio Naughty Dog réduit le joueur la plupart du temps ? Cette philosophie se trouve toujours au cœur de The Lost Legacy, épisode «stand-alone» qui vient compléter Uncharted 4 (2016), sans qu'il soit nécessaire de posséder ce dernier pour y jouer.
Le topo se résume rapidement : on incarne Chloé Frazer, une amie de Nathan Drake (le héros central de la série), en compagnie de Nadine Ross, une ancienne adversaire du même Nathan Drake (un absent particulièrement présent donc), dans une aventure en Inde à la recherche d'une défense dorée dans une ville mythique. Du grand classique, même si cette fois tout se déroule en un seul pays (et même, une seule région : la chaîne de montagnes des Ghats occidentaux). La recette, sur le papier, est toujours la même : de l'escalade, des fusillades, des casse-tête. Et bien sûr, une relation censée se renforcer au fil du jeu entre deux personnages qui passent leur temps à se parler et à s'entraider. Sauf que, loin de l'incontestable réussite de The Last Of Us, cet Uncharted n'accorde aucun rôle moteur à Nadine Ross dans le duo, la laissant généralement spectatrice passive des exploits que l'on réalise avec Chloé Frazer.
En bon touriste, le joueur d'Uncharted est avant tout invité à s'émerveiller de tout ce qu'il voit. En la matière, Naughty Dog n'a jamais ménagé ses efforts et, dans The Lost Legacy, son savoir-faire n'a pas faibli, loin s'en faut. De l'ouverture du jeu, qui présente un panorama saisissant sur une ville en guerre, à sa fin une poignée d'heures plus tard (l'action est particulièrement ramassée, ce dont bénéficie grandement le rythme de l'aventure), on aura été plusieurs fois ébahi par la beauté des décors, qu'ils soient naturels (la plasticité de la végétation, parsemée de bouquets rouges, la transparence de l'eau, les arbres en fleurs…) ou artificiels, puisque l'on explore une cité perdue remplie de vestiges de l'empire Hoysala.
Capture d’écran PS4
Autocongratulations
Il ne faudrait pas qu'un touriste trop pressé rate les meilleurs moments. Régulièrement, lorsqu'on arrive dans une nouvelle zone ou dans une salle grandiose, les personnages s'arrêtent et, détaillant du regard ce qui les environne, s'exclament : «Magnifique !» C'est un peu comme si les développeurs, craignant qu'on oublie de les féliciter pour la qualité de leur travail, s'assuraient qu'au moins une personne le ferait : leur héroïne. Et c'est pour couronner ces instants d'admiration béate que Naughty Dog a introduit une nouveauté dans le jeu : la possibilité (on n'est pas obligé, mais on y est invité par un signal visuel) de photographier, grâce à un smartphone, ce qui se présente à nous. Le résultat est aussi paradoxal qu'il est révélateur : l'image prise dans l'image se retrouve enfermée dans un écran de téléphone enfermé dans un écran de télévision. Et ce n'est même pas le joueur qui cadre la photo.
C'est la première fois peut-être que Naughty Dog assume ouvertement de renvoyer le joueur à un état de touriste. Pourtant, les indices étaient déjà nombreux. Il y a le fait que l'on avance dans le jeu sans réfléchir, en suivant un chemin prédéterminé et conçu précisément pour faire admirer de près comme de loin la magnificence des décors et la foule de détails qui ont été modélisés dessus. Comme on visite un château de la Renaissance dont 80% des pièces sont fermées, Uncharted ne consent à livrer qu'une parcelle de tout ce qu'il suggère. Et distille, ici ou là, des objets à examiner pour en apprendre un peu plus sur l'histoire des Hoysala.
Désinvolture
En intégrant dans le jeu une zone ouverte dans laquelle on peut remplir plusieurs objectifs dans l'ordre de notre choix, Naughty Dog semble pourtant avoir, si ce n'est compris, du moins acté les limites de ce modèle fermé. Mais encore eût-il fallu que cette séquence soit suffisamment lisible, et surtout suffisamment intéressante à jouer, pour que l'expérience soit convaincante. Car il ne s'agit que de parcourir une carte d'un endroit à l'autre pour y faire les seules choses que la série nous a jamais permis de faire : de l'escalade assistée (il est quasiment impossible de faire une chute mortelle, sauf à ne pas avoir compris où il fallait sauter) et du tir sur cibles tantôt débiles, tantôt surhumaines dans leur capacité à nous abattre en moins de deux.
Il y a un peu plus d'un an, nous ne pouvions déjà que constater les limites de la formule Uncharted et la désinvolture avec laquelle Naughty Dog s'enfermait, et le joueur avec lui, dans des mécaniques usées. On ignore si ce The Lost Legacy est censé clore la saga (et on en doute sincèrement), mais désormais, on mise tout sur The Last Of Us 2.
Uncharted : The Lost Legacy, sur PS4. Editeur : Sony. Développeur : Naughty Dog.