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Dérèglement

Cyclones et changement climatique : que dit la science ?

Après Irma, Mariadossier
Face à la succession dans l’océan Atlantique d’ouragans d’intensité exceptionnelle, la responsabilité du dérèglement du climat est soulevée.
A Saint-Martin mercredi, lors du passage du cyclone. (Photo RCI Guadeloupe)
publié le 6 septembre 2017 à 20h36

Entre sa première qualification de tempête tropicale, le 30 août et son entrée dans l’ultime et redoutée catégorie 5 des cyclones tropicaux le 5 septembre, juste avant de frapper ses premières îles, Irma a traversé l’océan Atlantique et franchi inexorablement tous les échelons sur l’échelle de Saffir-Simpson, qui mesure la force des ouragans. Ce n’est qu’à l’heure de confiner et de barricader des dizaines de milliers d’habitants que l’on a saisi l’ampleur du danger : Irma est le cyclone le plus sévère observé aux Antilles depuis Hugo en 1989, et le plus puissant de tout l’Atlantique depuis Wilma en 2005. Peut-être même le plus puissant tout court, depuis toujours.

Rythme effréné

Il est difficile de mesurer la vitesse exacte des vents qui l'agitent : l'anémomètre de Barbuda (un caillou de 1 600 âmes situé dans le nord des petites Antilles) a enregistré 250 km/h dans la nuit de mardi à mercredi… avant de lâcher. Un peu plus tard, c'est la station météo de Saint-Barthélemy qui a cessé de répondre : elle n'a pas envoyé son rapport à 5 heures du matin. Les instruments ont dû perdre l'électricité ou être emportés par le vent, dont certaines rafales ont dépassé les 300 km/h. En altitude, on peut toujours compter sur les hurricane hunters, les chasseurs d'ouragans de l'armée de l'air américaine. Ils frôlent le toit du cyclone et font plonger leurs avions dans son œil pour collecter de précieuses données à transmettre au Centre national des ouragans, à Miami. Mardi, ils ont noté 287 km/h en surface du quadrant nord.

Outre la violence intrinsèque de l'ouragan, c'est la proximité de son prédécesseur et de ses successeurs dans le bassin atlantique qui interpelle : Irma débarquera en Floride d'ici samedi ou dimanche, alors que le Texas est encore sonné par le passage de Harvey la semaine dernière. Au milieu de l'océan, une nouvelle tempête nommée Jose se prépare à recevoir le titre d'ouragan. Au large du Mexique, la dépression Katia s'aggrave et devient tempête. A ce rythme, la liste alphabétique des prénoms réservés aux cyclones tropicaux sera épuisée avant la fin de la saison 2017… S'agit-il d'un hasard, d'un enchaînement malencontreux de catastrophes indépendantes les unes des autres, ou faut-il y voir le signe d'un dérèglement climatique ? Le lien est difficile à établir. Le dernier rapport américain sur le changement climatique, daté de fin juin, rappelle que l'on manque de données pour savoir si les pics dans la fréquence de formation des ouragans s'inscrivent dans une tendance à long terme : depuis quarante ans que l'on enregistre des données de bonne qualité sur les cyclones tropicaux, «le signal n'a pas encore eu le temps de se détacher du bruit de fond». On compte environ 80 phénomènes cycloniques par an - des dépressions en zone tropicale dont les vents se mettent à tourner en cercle fermé. Parfois plus, parfois moins. Si l'on en croit les modèles mathématiques qui bourgeonnent actuellement, la tendance serait même à la baisse, note la climatologue Katharine Hayhoe de l'université Texas Tech, coauteure du rapport de juin, interrogée cet été par le New York Times. Mais il est trop tôt pour tirer des conclusions. Il faudra encore des années d'étude des cyclones tropicaux pour affiner les statistiques et produire des modèles fiables.

Conséquences en cascade

En attendant, il s'agit surtout de savoir si les ouragans deviennent de plus en plus violents. Parmi les 80 phénomènes cycloniques annuels, un certain nombre voit ses vents forcir jusqu'à atteindre 17 mètres par seconde (62 km/h) : on peut alors dire qu'on a affaire à une tempête tropicale. A partir de 118 km/h, la tempête devient officiellement cyclone tropical, qu'on appelle aussi ouragan ou typhon, selon les continents, et on la classe en cinq catégories en fonction de la vitesse de ses vents. Et là, tous les météorologues semblent s'accorder sur une conjecture, résumée au Monde par le prévisionniste de Météo France Frédéric Nathan : «Le nombre d'ouragans et de typhons de catégorie 4 ou 5 va augmenter» car les températures terrestres sont en hausse.

Pour qu'une perturbation atmosphérique se transforme en cyclone, quelques conditions précises doivent en effet être réunies : une latitude éloignée d'au moins 5°C de l'équateur (soit 550 km en surface), une forte humidité (au-delà de 70 %, c'est idéal) et une mer à plus de 26°C. L'eau qui s'évapore à sa surface entretient le cyclone - c'est pourquoi Irma, qui a passé de nombreux jours à survoler de l'eau chaude, n'a cessé de se renforcer. Alimenté par la vapeur, l'ouragan se charge en précipitations dans les bandes en spirales de nuages qui gravitent autour de son œil et le mur de vent qui l'entoure. La température de l'eau contribue donc directement à «mouiller» le cyclone, qui déversera ses pluies torrentielles sur les terres croisées en chemin, ajoutant leurs dégâts à ceux des bourrasques. «Les inondations causées par la pluie sont potentiellement beaucoup plus problématiques que la tempête elle-même», rappelle Katharine Hayhoe. Or la température de l'eau dans le bassin caraïbe et l'humidité de l'atmosphère sont directement liées au réchauffement climatique. «Il est de plus en plus fréquent d'avoir une eau à 29°C», note Frédéric Nathan. Les années 2015 et 2016 ont battu des records de chaleur planétaire avec un écart de plus de 1°C par rapport aux moyennes de la période préindustrielle. 2017 est bien partie pour suivre le mouvement et se placer juste derrière 2016 sur le podium des années les plus chaudes…

Les conséquences tombent ensuite en cascade : fonte des banquises et des glaciers, hausse du niveau de la mer - qui a pris 20 centimètres depuis le début du XXe siècle - donc un risque étendu de submersion pour les littoraux trop plats frappés par les ouragans. «On peut dire que des ouragans touchant des îles peu élevées vont donc créer des dommages plus importants, même s'ils ont les mêmes caractéristiques qu'aujourd'hui», avance au Huffington Post le climatologue du Centre national de la recherche scientifique Robert Vautard. Car les cyclones tropicaux remuent aussi profondément la mer. Leurs vents poussent les vagues et creusent la houle ; la faible pression en leur centre aspire l'eau vers le haut. Quand Saint-Barthélemy est passé dans l'œil d'Irma entre 5 heures et 6 heures (heure locale) mercredi, on y a mesuré une pression record de 917 hectopascals - alors que la normale est à 1 013 hectopascals. Sur le passage d'Irma, on attendait mercredi des creux de 14 mètres dans la houle cyclonique. Les zones littorales ont subi des inondations majeures. «Les gens veulent toujours savoir si des phénomènes particuliers sont causés par le réchauffement climatique, résume Katharine Hayhoe. La réponse n'est ni oui ni non, mais entre les deux. Le changement climatique nous inquiète parce qu'il exacerbe les risques naturels auxquels nous sommes déjà confrontés.»