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Libération
Décryptage

Ryanair joue les filous de l’air

Confrontée à la fuite de ses pilotes, la compagnie low-cost irlandaise annule des vols en masse et joue sur les délais légaux pour indemniser le moins possible ses passagers. Exploitant jusqu’au bout le cadre légal.
Vol Ryanair depuis Malte. Les bénéfices de la compagnie ont atteint 1,3 milliard d’euros en 2016. (Photo Darrin Zammit Lupi. Reuters)
publié le 19 septembre 2017 à 20h36

Du jamais vu dans le transport aérien. Ryanair a annoncé préventivement la suppression de 2 000 vols d’ici le 28 octobre. Officiellement, il s’agit d’éviter les retards et de permettre aux pilotes d’écluser leurs congés payés 2017. Hasard ou coïncidence, cette étonnante décision intervient au moment où la compagnie low-cost enregistre bon nombre de départs parmi ses navigants, partis chercher une carrière et un climat social plus prometteurs dans d’autres compagnies aériennes. Le modèle Ryanair, exceptionnellement rentable, commencerait-il à se craqueler ?

Pourquoi Ryanair annule 2 000 vols d’ici fin octobre ?

Officiellement, la compagnie avance deux motifs : Elle doit respecter la législation irlandaise sur les congés payés pour ses pilotes. Et elle ne veut pas dégrader l’indice de ponctualité de ses vols, qui ne doit pas tomber en dessous de 80 %.

L'argument a l'air de tenir debout mais il fait doucement rigoler le PDG d'une compagnie française : «Dans une entreprise de transport aérien, les programmes de vols et les plannings des navigants, ça se prépare six mois à l'avance.»

Or, depuis le vendredi 15 septembre, les premières annulations sont tombées quelques heures seulement avant le décollage des vols concernés. Emmanuel Combet, directeur général de l'aéroport de Beauvais, principale plateforme de la compagnie en France, l'a appris en même temps que ses passagers, ce qui l'a visiblement agacé. «Nous avons été plutôt surpris par cette annonce et tout cela va à l'encontre de l'image de qualité de service que nous poursuivons», indique-t-il. Il va devoir gérer 170 annulations de vols d'ici à la fin du mois d'octobre, soit 20 000 passagers en moins, qui vont lui coûter 300 000 euros de chiffre d'affaires.

Les véritables causes de ces annulations en série sont sans doute à rechercher directement dans les cockpits des avions de l'entreprise managée de main de fer par son PDG et fondateur, Michael O'Leary. Au cours des derniers mois, plusieurs dizaines de pilotes ont choisi de tirer leur révérence. La compagnie low-cost Norwegian Airlines en a débauché 140 (sur 4 000). Air France en a également récupéré une dizaine et ne compte pas s'arrêter là. «Certes, ils sont bien payés chez Ryanair, mais ils aspirent à d'autres perspectives de carrière», analyse le patron d'une compagnie aérienne française.

Enfin, le transporteur irlandais, qui passe pour être une référence dans l'utilisation optimale de ses avions, doit composer avec la législation européenne. Un pilote ne peut pas voler plus de neuf cent heures par an, pour des questions de sécurité. «Il est assez probable qu'un certain nombre de navigants chez Ryanair soient proches de cette limite dès le mois de septembre. Or, il va falloir assurer le pic d'activité des fêtes de fin d'année. D'où, la mise au repos d'un certain nombre de pilotes en ce moment, ce qui correspond justement aux actuelles annulations de vol», détaille un syndicaliste français.

Quelles sont les conséquences pour Ryanair ?

La compagnie irlandaise a parfaitement intégré la réglementation européenne sur l’indemnisation des passagers en cas d’annulation ou de retard. Celle-ci varie de 200 à 600 euros suivant la durée et donc la distance du vol. Un détail a toutefois son importance. Ryanair est tenue d’ouvrir son carnet de chèques uniquement si le passager est informé d’une défaillance moins de deux semaines avant son départ. Avant, aucune réparation financière n’est due. Or, la compagnie a d’ores et déjà annoncé des suppressions de vols pour les cinq prochaines semaines. Ce qui signifie donc qu’une majorité des liaisons annulées ne lui coûteront pas le moindre euro de pénalités. Officiellement, Ryanair annonce une facture de 30 millions d’euros, soit moins de 3 % de ses bénéfices, qui ont atteint 1,3 milliard d’euros en 2016.

Les passagers ne sont cependant pas les seuls à faire les frais de cette affaire. Les aéroports en sont aussi de leur poche. Ils encaissent en effet des redevances à chaque fois qu'un appareil atterrit ou décolle. Pour autant, Libération n'a pas perçu beaucoup d'énervement. A Beauvais, le directeur général évoque une «possible demande de compensation financière», mais attend «d'en parler à [son] conseil d'administration». A Marseille, deuxième destination française de Ryanair, on fait profil bas et, comme à Toulouse, les dirigeants de l'aéroport se sont défilés devant cette question.

Les plus mal intentionnés y verront sans doute une relation de cause à effet avec le fonctionnement même de Ryanair. A la différence de ses concurrents low-cost, la compagnie irlandaise a mis en place un astucieux système de subventions. Dès lors qu'elle choisit de se poser sur un aéroport, elle réclame des «frais de marketing» en raison des milliers de passagers qu'elle va acheminer. Lesquels vont ensuite faire tourner l'économie locale. «A Beauvais, même la navette de bus qui achemine les passagers depuis Paris est subventionnée par les collectivités locales», s'énerve Guy Tardieu, le délégué général de la Fédération nationale de l'aviation marchande (Fnam), qui représente les compagnies aériennes française. Pour les aéroports secondaires, snobés par les grandes compagnies aériennes, l'occasion de récupérer du trafic est trop belle. Ils paient sans rechigner. Difficile, ensuite, de mordre la main qui nourrit…

Que font la France et l’Union européenne ?

L'Etat ne s'est pas particulièrement ému du sort des passagers restés en rade, faute de billet de retour, ou de ceux qui vont devoir reprogrammer leurs futurs déplacements. La Direction générale de l'aviation civile, bras armé du ministère des Transports en la matière, renvoie à la réglementation européenne sur les indemnisations avant de conclure : «Nous n'avons pas de pouvoir de sanction. D'autant que la compagnie n'a officiellement, en France, ni siège social ni salariés.»

A Bruxelles, la commissaire européenne aux Transports, Violeta Bulc, a, il est vrai, légèrement froncé un sourcil en demandant à la compagnie «de respecter les droits des passagers».

Le modèle économique low-cost de Ryanair est-il menacé ?

Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin… A la différence des autres transporteurs à bas coûts, comme Easyjet ou Vueling, Ryanair a bâti sa croissance sur un modèle particulier qui consiste à utiliser les limites de la législation, que ce soit en Irlande ou dans les pays desservis. Bon nombre de pilotes, hôtesses et stewards ne sont pas directement salariés de la compagnie, mais mis à disposition par des sociétés de main-d’œuvre. Ainsi, la compagnie ne s’embarrasse pas d’un important service de ressources humaines.

En outre, pour desservir les quatre coins de l’Europe, Ryanair est obligée de stationner des avions loin de sa base de Dublin. Les personnels qui y sont attachés sont souvent locaux.

Pour autant, ils travaillent avec des contrats de droit irlandais, assez chiches en cotisations sociales et de retraites. Ainsi, la situation contractuelle des équipages de quatre avions stationnés à Marseille a valu en 2014 une condamnation en appel à Ryanair pour travail dissimulé. L'effet n'a visiblement pas été dissuasif puisqu'un juge d'instruction d'Aix-en-Provence a de nouveau mis en examen la compagnie, en janvier 2017, toujours pour travail dissimulé, avec en prime, une caution de 5 millions d'euros. Contacté par Libération, Ryanair s'est contentée de répondre qu'elle ne commentait pas les spéculations, et qu'elle contestait la décision de justice française.

Jusqu'à présent, les coûts salariaux tirés au maximum, le choix d'aéroports secondaires et les généreuses subventions qui y sont attachées ont assuré une exceptionnelle rentabilité à Ryanair. Cet âge d'or ne semble pas appelé à durer. La santé retrouvée du transport aérien fait flamber les salaires des pilotes. Depuis de longues années, Yan Derocles analyse pour la société financière Oddo les comptes et la stratégie des compagnies aériennes. Selon ses projections, «Ryanair va devoir faire face à un renchérissement de ses coûts de production» qui pourrait lui coûter «jusqu'à deux euros par action», sachant que le titre de la compagnie cote aujourd'hui 17,025 euros.

Pour faire face à cette inflation, elle pourrait alors choisir de relever ses tarifs, ce qu’attendent avec gourmandise les transporteurs concurrents. Le flibustier Michael O’Leary, par ailleurs parmi les premières fortunes irlandaises, va-t-il s’embourgeoiser, contraint et forcé ?