James Bond finira-t-il chez Apple ou Amazon ? Il y a quelques jours, on apprenait que les deux géants américains étaient candidats à l’acquisition des droits de distribution mondiaux de la franchise, en concurrence avec les studios historiques (Warner, Sony, Fox, etc.). Les enchères sont seulement en cours mais la nouvelle a secoué Hollywood : et si, à l’avenir, les films ou éventuelles séries dérivées mettant en scène l’agent secret étaient réservés aux abonnés d’Amazon ou aux détenteurs d’iPhone ?
Abondance
L’hypothèse n’est plus du tout farfelue. Les quatre acteurs majeurs de la tech américaine (Apple, Google, Amazon, Facebook) ont décidé d’investir en masse dans la création originale de contenus cinématographiques et audiovisuels. Certains se sont déjà lancés, d’autres s’y préparent. Nous autres téléspectateurs, déjà noyés sous l’abondance de l’offre, devons nous préparer à recevoir des heures de séries nouvelles dans les mois à venir. Quand ils débarquent, ces quatre-là, dotés de ressources financières autrement plus importantes que les producteurs classiques, ils ne plaisantent pas. Et ils ne tarderont pas à être suivis par les outsiders de la Silicon Valley tels que la messagerie Snapchat.
Streaming
Habitués à bousculer les vieilles entreprises, Apple, Google, Amazon et Facebook ont du retard à l'allumage cette fois-ci. Ils ont laissé Netflix mordre le colossal marché de la télévision - «Nous remplaçons la TV linéaire par la TV par Internet», a l'habitude d'expliquer le service payant de streaming vidéo. Celui-ci a atteint une taille titanesque, avec plus de 100 millions d'abonnés. Rentable, il réalise un chiffre d'affaires de 3 milliards de dollars (2,54 milliards d'euros) tous les trois mois. Ce qui lui permet d'augmenter son budget de production et d'acquisition d'année en année. En 2018, il s'élèvera à 7 milliards de dollars. De quoi sortir des séries, des films, des docus, des séries d'animation et des émissions à la pelle, dans tous les genres, tous les formats et toutes les langues, pour engranger plus d'abonnés. La Silicon Valley ne pouvait pas laisser faire.
Apple : Un milliard de dollars pour de la «qualité»
Depuis de nombreux mois, la presse outre-Atlantique annonce à intervalles réguliers que, ça y est, «Apple goes Hollywood», ou est tout près de sauter le pas. De quoi déclencher, chaque fois, un petit frisson, d'impatience ou de crainte, dans le secteur : vu ce que le fabricant de l'iPhone représente dans l'imaginaire américain, il est attendu de l'entreprise la mieux valorisée au monde qu'elle bouleverse les marchés de la télé et du cinéma. D'autant qu'avec sa trésorerie en cash supérieure à 260 milliards de dollars (221 milliards d'euros), celle que les rumeurs disent avoir réfléchi au rachat de Netflix ou Disney a les moyens de ne pas commencer petit bras.
La dernière rumeur a confirmé cette prémonition : d'après le Wall Street Journal, Apple prévoit un atterrissage dans les contenus dès 2018 avec un budget de 1 milliard de dollars, pour faire des acquisitions de séries et produire les siennes en propre. Son objectif serait de proposer une dizaine de shows tapant dans le très haut de gamme. Un milliard pour dix feuilletons ? De quoi dégager, en moyenne, une enveloppe de 100 millions de dollars par série. C'est, grosso modo, le budget de Game of Thrones sur HBO (qui dépense environ 2 milliards de dollars par an dans les contenus) et cela donne une bonne indication des ambitions d'Apple. Cet été, l'entreprise a recruté deux dirigeants de Sony Pictures Television pour prendre en main cette nouvelle activité. Installés à Los Angeles, Jamie Erlicht et Zack Van Amburg ne sont pas des novices : ils ont notamment supervisé la production de The Blacklist, Breaking Bad et The Crown. «Nous voulons apporter à la vidéo ce qui a fait le succès d'Apple sur d'autres marchés de biens et de services : une qualité sans précédent», ont-ils déclaré après leur embauche.
Sur quelle plateforme ? C'est la grande inconnue. Apple a le choix entre lancer un service de vidéo à la demande concurrent de Netflix, utiliser la puissance d'un iTunes transformé ou passer par son offre de streaming musical (Apple Music) aux 30 millions d'abonnés. Sur cette dernière, elle a déjà programmé deux émissions télé, dont l'une - Planet of the Apps - est une sorte de Nouvelle Star pour développeurs d'applications mobiles. Dans tous les cas, l'enjeu pour la multinationale est de développer son activité de «services», qui rapporte déjà plus d'argent que les ventes de Mac et d'iPad et doit soutenir sa croissance, surtout tirée par les ventes d'iPhone.
Google : Les Youtubeurs en vedettes
Produire et financer des contenus, ce n'est vraiment pas dans l'ADN de Google. Le mantra de Mountain View - «organiser l'information du monde» - s'applique aussi à la vidéo : avec YouTube, il s'agit de centraliser et de rendre accessible les vidéos des autres. Et l'audience est au rendez-vous : plus d'un milliard d'heures visionnées chaque jour dans le monde pour 1,5 milliard de visiteurs uniques mensuels. Et aujourd'hui, on y trouve vraiment de tout : de la production indépendante et locale par ceux qu'on appelle les youtubeurs, des programmes télé, du sport, etc. Pourquoi alors s'aventurer sur le terrain miné de la fiction scriptée ? C'est pourtant ce qu'a choisi de faire Google en lançant «YouTube Red» fin 2015. Il s'agit de l'adaptation d'une précédente offre, Music Key, qui permettait d'avoir un accès optimisé et sans pub à toute la bibliothèque musicale de YouTube. Si la musique reste le principal moteur d'abonnement, le service propose d'avoir accès à un catalogue exclusif de productions maisons.
Pas bien grand, la catalogue. On y compte en tout et pour tout une quarantaine de productions en tout genre (séries, documentaires et films). La particularité, c’est qu’elles sont le fruit de la collaboration entre des youtubeurs et des boîtes de productions plus classiques. Finalement, même si Google se targue d’avoir dépassé les 250 millions de vues sur ce contenus (ce qui n’est pas, à l’échelle de YouTube, un nombre si astronomique que ça), on peut difficilement y voir une volonté de jouer dans la même cour que Netflix. Il s’agit plutôt là d’entretenir sa propre communauté. En permettant aux youtubeurs les plus prometteurs d’avoir accès à des vrais budgets, YouTube cherche sans doute à s’assurer leur fidélité.
Amazon : Le principal concurrent à Netflix
«Je crois que Game of Thrones est à la télévision ce que les Dents de la mer et Star Wars ont été au cinéma des années 70. Ça va inspirer beaucoup de gens. Tout le monde veut un énorme succès, et c'est certainement la série du moment qui a redéfini la notion même de succès.» C'est Roy Price, responsable d'Amazon Studios, qui a parlé ainsi à Variety début septembre. Et il ne s'agit pas pour lui, ni pour le boss d'Amazon, Jeff Bezos, qui a exigé de ses équipes une série équivalente en impact à celle de HBO, d'une réflexion esthétique ou d'une passion dévorante pour les œufs de dragons. Ce sont les données qui parlent. Et celles du géant de la vente en ligne sont formelles : «Il faut des grandes séries pour faire la différence.»
Amazon n'est pas un nouveau venu dans le secteur du service de vidéo à la demande avec abonnement (SVOD). Le site propose un système d'abonnement façon Netflix depuis 2011. Il faut attendre fin 2013, quelques mois après la première saison de House of Cards sur Netflix, pour voir débarquer deux séries exclusives, Betas et Alpha House. Depuis, malgré quelques bonnes réceptions critiques comme pour The Man in the High Castle, inspiré de l'uchronie de Philip K. Dick, ou quelques signatures prestigieuses, comme Crisis in Six Scenes, par Woody Allen, la production exclusive ne brille pas par son ambition. Amazon s'appuie beaucoup sur des achats de droits de diffusion et de distribution, que ce soit pour les séries (American Gods, exclusif en dehors du territoire américain) ou pour les longs métrages (l'oscarisé Manchester by the Sea, ou The Big Sick, produit par Judd Apatow).
D'où l'importance du virage radical pris par Amazon ces dernières semaines. Contrairement à Netflix, l'e-commerçant ne communique pas sur le budget consacré à la production (on parle de 4,5 milliards de dollars pour 2017, acquisitions comprises). Il s'appuie sur quelques projets prometteurs en cours, comme une série confiée à Wong Kar-wai et une autre à Seth Rogen. Le nouveau Game of Thrones, ce sera sans doute pour plus tard, mais c'est pour Roy Price, toujours dans Variety, un impératif : «Si vous avez une série qui fait partie du top 5 ou du top 10 sur le marché, elle a plus de valeur car elle génère des conversations et de l'abonnement.»
Facebook : Des vidéos courtes et en masse
Il y a un peu plus d'un an, Mark Zuckerberg a défini l'objectif : après avoir réussi sa transition sur le mobile, le réseau social qu'il a fondé doit maintenant aspirer à devenir un «video-first service», c'est-à-dire un service centré sur la vidéo. En ligne de mire : le marché publicitaire de la télévision, qui ne demande qu'à migrer vers des supports un peu plus numériques que les vieux postes poussiéreux posés en face d'un canapé. Après réflexion, et sans réinventer le fil à couper le beurre, les équipes de Facebook sont arrivées à la conclusion que le meilleur moyen d'y parvenir était de copier ce que font… les chaînes de télé. Depuis quelques mois, on voit ainsi la plateforme gratuite aux 2 milliards d'utilisateurs mensuels fureter du côté des droits sportifs, où elle se bagarre de plus en plus avec Amazon, Twitter ou Snapchat. Elle n'a pas encore décroché la diffusion exclusive de compétitions majeures mais cela ne saurait sans doute tarder.
Surtout, Facebook, en phase d'apprentissage sur ce marché, a entamé des discussions avec des producteurs de télévision et de cinéma pour produire des émissions et séries originales qui lui seraient réservées. D'après le Wall Street Journal, le réseau social serait prêt à dépenser jusqu'à 3 millions de dollars (2,54 millions d'euros) par épisode - un budget bien supérieur à celui que Canal + consacre à des feuilletons comme le Bureau des légendes ou Engrenages. Vu le mode de consommation lapidaire des contenus sur Facebook, il préférerait ne pas excéder les trente minutes par unité et cherche des programmes courts moins chers à fabriquer et dont il ne sera pas forcément propriétaire, dans les domaines de la comédie, des jeux ou de la télé-réalité. L'essentiel est que le tout soit structuré en épisodes, de façon à créer des habitudes chez les usagers, et qu'il s'adresse à une cible plutôt jeune, entre 17 et 30 ans. Selon le journal financier, le pudique et inoffensif Facebook aurait indiqué vouloir éviter les fictions politiques ou les émissions trop chargées en insultes ou en cul. A priori, on devrait plutôt se trouver face à un super-TF1 qu'à un Netflix bis.
Comme Apple, une enveloppe de 1 milliard de dollars serait prévue pour investir dans les contenus l’an prochain - l’info a opportunément fuité après celle concernant le fabricant de l’iPhone… Le support technique est prêt : le mois dernier, Facebook a introduit aux Etats-Unis une nouvelle fonctionnalité, Watch, accessible par un onglet sur l’appli principale. C’est à partir de cet endroit que Facebook prévoit d’inonder ses 2 milliards d’utilisateurs de programmes exclusifs. Et de toutes sortes de vidéos, Watch étant ouvert à tous les créateurs de contenus, avec un partage des revenus publicitaires à la clé. Zuckerberg n’a pas que la télé dans le viseur, mais aussi YouTube.