Il y a l'Amazon que les politiques français applaudissent et celui qui désespère les Européens. Celui qui crée des emplois et celui qui échappe à l'impôt. A peine vingt-quatre heures après l'ouverture en grande pompe d'un cinquième entrepôt dans l'Hexagone - et l'annonce d'un sixième, en banlieue parisienne -, l'Europe passe à l'offensive. La commissaire danoise à la Concurrence, Margrethe Vestager, a enjoint mercredi le grand-duché du Luxembourg de récupérer 250 millions d'euros d'impôts impayés qui constituent des «subventions déguisées» au géant américain. A défaut, le Luxembourg pourrait se retrouver dans la même position que l'Irlande : Bruxelles l'a assignée devant la Cour de justice européenne pour ne pas avoir récupéré les 13 milliards qu'Apple lui doit pour une infraction similaire.
Années 20
Non seulement cet activisme fiscal européen est nouveau, mais il apparaît presque comme un retournement au regard de la construction du marché unique. Car l’histoire du Luxembourg est au cœur du paradoxe européen. Comme le rappelle Benoît Majerus, spécialiste de l’histoire de la fiscalité à l’Université du Luxembourg, quand dans les années 20 le grand-duché met en place des niches fiscales, c’est en imitant les cantons suisses. Elles devaient permettre un afflux d’argent dans ce pays sorti de sa misère depuis peu grâce à la sidérurgie. Ce n’est qu’au lendemain de la guerre que le Luxembourg parvient à attirer les capitaux grâce au secret bancaire et à la possibilité de négocier ses impôts.
Deux clientèles affluent avec une circulation facilitée par la création du Benelux : d’une part, selon l’image fixée dans l’imaginaire luxembourgeois, des «dentistes belges» et des «bouchers allemands», soit une bourgeoisie peu obsédée par la redistribution. De l’autre, une clientèle porteuse d’«eurodollars», devises américaines stockées en Europe. Ils viennent des entreprises américaines présentes depuis le plan Marshall, mais aussi des pays du Moyen-Orient après les chocs pétroliers et enfin de l’URSS suspicieuse envers les banques américaines. Le Luxembourg est leur terre d’accueil.
Le grand-duché prend son envol dans la décennie suivante avec la financiarisation de l’économie et l’unification du marché européen. Comme le souligne encore Benoît Majerus, en dehors du parti La Gauche, le front politique est uni pour conserver ce modèle et défendre sa légalité. Les mastodontes multinationaux y viennent en terrain conquis.
En outre, le Luxembourg a inventé un système qui permet pas mal d’arrangements. Les brevets y sont encore mieux protégés que le secret bancaire. Les grandes entreprises y prennent ainsi une patente, très onéreuse : par ce tour de passe-passe qui permet en même temps au Luxembourg de se présenter comme un champion de l’innovation, l’antenne européenne installée au grand-duché paie des sommes astronomiques à l’entreprise-mère, ici américaine, dégonflant ainsi bénéfices et impôts. Si l’on ajoute à cela la possibilité de négocier son imposition, Amazon avait toutes les raisons en 2006 d’y installer son siège européen : quand un client français achète un livre ou un paquet de lessive, Amazon les facture depuis le Luxembourg. Même si les produits sont stockés et vendus ailleurs.
A côté du virtuel grand-duché, Amazon a renouvelé la vente par correspondance, anciennement réalisée par catalogue puis par Minitel. Affaire de flux d'informations combinés à des stocks et de la logistique. En la matière, Amazon marche sur les pas d'entreprises qui ont compris tôt que d'immenses hangars dans des zones avec une main-d'œuvre bon marché, des terrains souvent agricoles et des nœuds ferroviaires et routiers étaient la condition pour prospérer. Le bâtiment inauguré mardi, plus de 100 000 m2 au milieu des champs, est une succession de quais de déchargement pour les camions. Il complète les entrepôts de Saran près d'Orléans, de Montélimar, de Sevrey dans la banlieue de Chalon-sur-Saône et Lauwin-Planque, voisine de Hénin-Beaumont. Un entrepôt-relais à Paris dans le XVIIIe arrondissement sert de tampon pour les livraisons rapides. Et viendra l'an prochain, à Brétigny, un site de 142 000 mètres carrés.
Le tapis rouge
La première pierre d’Amiens-Boves a été posée par Xavier Bertrand, le bâtiment inauguré par Emmanuel Macron. Amazon annonce créer plus de 1 500 emplois en France, dans des zones frappées par le chômage, et 15 000 en Europe en 2017. On comprend pourquoi les collectivités lui déroulent le tapis rouge, d’autant que les postes créés ont le vernis de «l’économie du numérique» promise à la croissance. On ne peut imaginer aller contre l’histoire.
Peu importe si les piqueuses et piqueurs font un travail de trottins (celles et ceux qui portaient les courses à domicile), trimballant dans ces interminables allées, sur le modèle des 3 × 8 et dans le souci permanent des rendements, livres, coussins déco ou superman télécommandés. Les emplois, qu’on appelle pudiquement «industriels», sont là. On comprend que peu de politiques questionnent ce modèle qui allie délocalisation financière, travail sans qualité pour une main-d’œuvre souvent rurale et grande distribution. C’est peut-être aussi parce que, comme l’ont montré les LuxLeaks, une entreprise comme Engie, dont l’Etat est actionnaire, a, elle aussi, délocalisé une grande partie de ses bénéfices au Luxembourg.