Après des années de lutte dans l’indifférence générale, les révélations des militants de la cause animale commencent à porter leurs fruits. En France, les vidéos tournées par l’association L214 ont déclenché des enquêtes dans les abattoirs et poussé des chaînes de supermarchés à bannir les œufs de poules en batterie. Ebranlés par le documentaire Blackfish (2013), les parcs américains SeaWorld vont progressivement cesser leurs spectacles d’orques en piscine. Les restaurants ajoutent à leur carte des plats végétariens, on voit des cirques garantis sans animaux… Le message, entendu par une portion croissante de la population et allègrement relayé sur Internet, a même atteint la sphère politique début 2015, quand les animaux ont enfin quitté leur statut de «bien meuble» dans le code civil pour être reconnus comme des «êtres sensibles». Quel symbole ! La société des humains semble découvrir que les animaux ont, comme eux, des nerfs pour ressentir la douleur et un cerveau pour l’interpréter, qu’ils sont capables de peur, de dépression, de stress, de souffrance psychologique.
Cet œil neuf que nous jetons sur les bêtes d’élevage et de loisirs offre une nouvelle caisse de résonance aux travaux scientifiques qui décortiquent l’intelligence animale. Plus une semaine ne s’écoule sans que soit relayée dans les médias une étude qui n’aurait peut-être pas quitté la sphère des biologistes et des éthologues il y a quelques années.
Pêche à l’algue
Fin septembre, on lisait ainsi dans le journal PeerJ que des chimpanzés en captivité ont pour la première fois été observés en train d'utiliser un outil sans en avoir vu le «mode d'emploi» chez leurs congénères. L'équipe de chercheurs, de l'Université de Birmingham (Royaume-Uni) et de Tübingen (Allemagne), savait que certaines populations de chimpanzés sauvages sélectionnent des branches en forêt, les retaillent à la longueur souhaitée et en enlèvent les feuilles avant de les plonger dans l'eau, comme des couverts, pour y récupérer des algues comestibles. Ce geste était considéré comme culturel : son apprentissage dans la nature repose sur une transmission sociale. Les singes s'observent en train pêcher des algues puis s'entraînent au geste par imitation. Mais quand les chercheurs ont présenté aux chimpanzés du zoo de Twycross, au Royaume-Uni, un grand réservoir d'eau dans lequel flottait une nourriture inaccessible, ils ont vu les singes «naïfs», qui n'avaient jamais pratiqué ni observé de pêche à l'algue, saisir spontanément des bâtons et les manipuler avec les mêmes gestes que les chimpanzés sauvages. Il s'avère donc que l'apprentissage social est moins crucial qu'on ne le pensait chez ces grands singes, qui exploitent leurs propres ressources intellectuelles pour trouver une solution au problème des repas flottant dans les mares. «L'utilisation d'outils vient spontanément aux chimpanzés», résume un peu rapidement le site de vulgarisation américain Sci-News. «Les chimpanzés sont assez intelligents pour utiliser des outils sans aide», titre carrément Indiatimes. Mouais. L'intelligence des grands singes n'est pas un scoop… Alors pourquoi chaque expérience détaillant une de leurs facultés continue-t-elle de nous étonner ? Est-on troublé par ce geste du poignet chez les chimpanzés pêcheurs d'algues parce qu'il rappelle l'usage de la cuillère chez l'humain ?
«Force est de constater que plein d'animaux savent faire des choses stupéfiantes. Stupéfiantes pour qui ? Pour nous, les humains, qui pensons toujours avoir la suprématie sur l'ensemble des comportements et des actions menées dans ce bas monde», écrit Emmanuelle Pouydebat dans l'Intelligence animale (1). Biologiste au CNRS et au Muséum national d'histoire naturelle, elle est spécialiste de la manipulation d'outils chez les singes… et tous les autres. Car les outils ne sont pas réservés aux espèces possédant des doigts. «Les oiseaux n'ont pas de bras, mais ils trouvent des solutions pour utiliser des outils. Les corneilles sont époustouflantes pour cela, explique Emmanuelle Pouydebat à Libération. Et le grand dauphin, l'une des rares espèces étudiées en milieu aquatique, arrache des éponges végétales et se les met sur le nez afin de se protéger quand il veut fourrager dans les fonds sédimenteux pour trouver sa nourriture.» Ni la fabrication d'outils ni leur manipulation fine ne sont non plus le propre de l'humain : «Le perroquet sait ouvrir une boîte en la stabilisant avec sa patte, pendant qu'il utilise son bec et sa langue pour ouvrir le loquet. Cette coordination entre patte, bec et langue est très compliquée au niveau moteur.»
Boussole interne
A vrai dire, plus on s'acharne à définir des critères différenciant l'espèce humaine des autres animaux, et moins on y arrive. «Il y a bien la bipédie permanente, estime Emmanuelle Pouydebat. C'est tout ce qui reste quand j'en discute avec les paléoanthropologues et les collègues issus de différentes disciplines scientifiques. Les humains sont les seuls à être sur deux pieds en permanence, mais c'est un comportement moteur pas vraiment lié à l'intelligence.»
Les animaux ont même des capacités dont les humains ne peuvent que rêver : les pigeons voyageurs savent rentrer chez eux grâce à une boussole interne encore mal comprise, les fourmis du Sahara ont un système de podomètre pour compter leurs pas… Alors que «si vous mettez un humain au milieu du Sahara, il sera complètement perdu en termes de mémorisation spatiale, compare Emmanuelle Pouydebat. Ça ne veut pas dire pour autant que les fourmis sont plus intelligentes que les humains… Mais tout est histoire de contexte.» Chacun trouve les solutions les plus adaptées à son environnement et quiconque tente de poser un regard global, scientifique et objectif sur le règne animal ne peut que constater qu'il existe autant d'intelligences que d'espèces, voire d'individus. Pourquoi devrait-on les classer sur une échelle verticale où l'homme occuperait d'office le dernier barreau ?
«Hiérarchiser une telle diversité relève de l'impossible, ou d'une volonté consciente ou non de placer à tout prix les humains au sommet», écrit la biologiste. Homo sapiens, qui a imposé progressivement sa domination depuis les 3 millions d'années qu'il occupe la planète Terre, alors que d'autres espèces par ici sont deux cent fois plus vieilles, peut puiser dans la science une leçon d'humilité.
(1) L’Intelligence animale, cervelle d’oiseaux et mémoire d’éléphants, éditions Odile Jacob, 2017.