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Libé des animaux

Ragondins, putois, corneilles : éliminez ces «nuisibles» que l'on ne saurait voir

Depuis le XIXe siècle, certains animaux ont été affublés du sobriquet d’«indésirables», autorisant leur destruction. Une conception de la faune sauvage depuis longtemps remise en cause par des scientifiques et des naturalistes.
Deux ragondins dévorant un pain à hamburger à Bad Vilbel, près de Francfort, en janvier 2016. (Photo Frank Rumpenhorst. AFP)
publié le 10 novembre 2017 à 7h40

Quel est le point commun entre le sanglier, le ragondin et le lapin de garenne, mais aussi le surmulot, le moustique et le poisson-chat ? Outre leurs formidables facultés reproductives, tous ces animaux sont considérés, dans le langage courant, comme des «nuisibles», voire des «invasifs» ou des «ravageurs» de récoltes. A ce titre, ces mammifères, oiseaux, insectes ou poissons peuvent donc être éliminés ou «régulés» grâce à différentes techniques : le piégeage, le tir, le déterrage, la chasse, la pêche ou le recours aux pesticides, des produits chimiques dont l'étymologie «tueur de nuisibles» en dit long sur leur logique.

Dans le code de l'environnement, en revanche, point de «nuisibles». En vigueur depuis 2016, la nouvelle réglementation sur le droit de destruction de ces espèces a en effet laissé place à une nomenclature plus policée, «espèces susceptibles d'occasionner des dégâts», effaçant le terme pourtant réinscrit dans la loi en 1988. Sous cette dénomination, les 19 espèces concernées (le raton laveur, le pigeon ramier, la belette, le renard ou encore la pie bavarde), par ailleurs toutes chassables, ne sont pas, cependant, toutes logées à la même enseigne. Ainsi, l'oie de bernache, espèce rendue célèbre par le Peuple migrateur de Jacques Perrin, ne peut être détruite que par tir pendant une période de chasse élargie tandis que la fouine, elle, peut être piégée toute l'année dans une liste de départements arrêtée pour quatre ans. C'est le cas dans le Finistère.

«Menace pour la biodiversité»

Ce bestiaire, dont l'éradication est justifiée dans ce texte par un risque «pour la santé et la sécurité publique», «pour la protection des écosystèmes» ainsi que «pour les activités agricoles, forestières et aquacoles», n'est pas le seul inventaire d'espèces «indésirables». Il faut d'abord y ajouter les «organismes nuisibles aux végétaux, produits végétaux»listés dans un arrêté de 2000. Contre ces «ravageurs» des cultures – une dizaine de mammifères métropolitains (le campagnol des champs, le rat noir, la taupe) et une vingtaine d'insectes –, le code rural affirme même que la lutte est obligatoire dans certaines parties du territoire.

Un gros raton laveur en captivité au zoo d'Amneville, le 5 juin 2012 .Photo Jean-Christophe Verhaegen. AFP

Les poissons, crustacés et grenouilles, «susceptibles de provoquer des déséquilibres biologiques» énumérés à l'article R432-5 du code de l'environnement, ne peuvent, eux, être introduits sous peine d'une lourde sanction pénale. Cette interdiction implique impérativement leur destruction comme c'est le cas pour l'écrevisse rouge de Louisiane, un crustacé nord-américain considéré comme un véritable fléau des marais depuis son introduction en France dans les années 70. Procambarus clarkii, de son petit nom scientifique, est aussi classée comme une «espèce exotique envahissante» (EEE). Autrement dit, cette écrevisse constitue au niveau européen «une menace pour la biodiversité et les services écosystémiques associés», à l'instar de 26 espèces, précise l'Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS) : l'ouette d'Egypte, l'écureuil gris, la grenouille taureau, le frelon asiatique ou la tortue de Floride.

Plusieurs de ces espèces exogènes font même l'objet d'un plan national de lutte, prévu par le code de l'environnement, qui vise à leur éradication ou au contrôle de leur population. Ainsi, depuis 2012 dans le cap d'Antibes, l'écureuil à ventre rouge, dit de Pallas, un concurrent asiatique de l'écureuil roux ramené au sud de l'Hexagone dans les années 60, a été placé sous la surveillance accrue des gendarmes de la faune sauvage, chargés de sa régulation. Un destin toutefois plus enviable à celui de l'erastimure rousse, un canard américain dont l'ONCFS vise l'éradication sur le lac de Grand-Lieu en Loire-Atlantique d'ici à 2020.

La loutre, ex-nuisible réhabilité

Ces animaux non indigènes, dont l'impact écologique préoccupe depuis quelques années les autorités de protection de l'environnement, sont d'ailleurs emblématiques des débats autour du statut de nuisible. Née à la toute fin du XVIIIsiècle, l'appellation a progressivement remplacé celles de «pestes» et de «prédateurs», qui servaient à justifier sous l'Ancien Régime l'élimination des rongeurs et des insectes d'un côté, des loups, des renards et des félins sauvages de l'autre. Elle est alors la marque d'une vision du monde vivant où cohabitent des espèces à protéger parce que bienfaisantes et d'autres à éliminer à cause des préjudices qu'elles pourraient occasionner. Publié en 1878, le Catalogue raisonné des animaux utiles et nuisibles de la France, de l'entomologiste Maurice Girard, est une belle illustration de cette ségrégation, un poil paradoxale puisque certains animaux sont, dans ces volumes, tantôt des utiles et tantôt des nuisibles.

Une corneille se ravitaillant à Paris, le 23 octobre 2007. Photo François Guillot. AFP

Ce regard anthropocentré sur la faune sauvage, même s'il est toujours inscrit dans les consciences, a cependant été remisé au placard par les scientifiques, les protecteurs de la faune sauvage, voire les décideurs. Grâce aux travaux des naturalistes d'abord, de Darwin aux écologues, mais aussi à cause de la quasi-extinction de certaines espèces de mammifères. Ainsi, la loutre d'Europe, autrefois massacrée car suspectée d'une voracité concurrente au gagne-pain des pêcheurs, a permis à ses dépens de faire prendre conscience de l'absurdité des accusations à son encontre. Primo, l'animal s'est révélé être un nettoyeur indispensable des rivières françaises ; deuxio, sa quasi-disparition n'a pas fait revenir tout le poisson.

En 1972, ces arguments scientifiques ont alors permis la réhabilitation de lutra lutra, une des premières espèces protégées avec le castor et l'ours brun, jusqu'à en faire un étendard des ex-nuisibles. «En soi, une espèce n'est pas "nuisible", soutient par exemple Christian Arthur, président de la Société française d'études et de protection des mammifères (Sfepm). D'ailleurs, 80% des espèces nuisibles de 1988 ne le sont plus aujourd'hui que dans quelques départements.» «Il y a toujours eu une sorte de bataille entre ceux qui considèrent qu'il faut éliminer les espèces dites nuisibles et les autres pour qui ces espèces dites indésirables méritent notre respect», nuance, lui, Hamid Oumoussa, directeur général de la Fédération nationale de la pêche en France (FNPF).

Déclin des populations

Ces évolutions ne tiennent pas qu'à l'opiniâtreté des protecteurs de la nature et à leurs recours contre les arrêtés préfectoraux au Conseil d'Etat. Mais aussi à l'évolution du regard du grand public sur certaines espèces animales ou au déclin préoccupant des populations d'autres animaux. Le putois d'Europe, «susceptible d'occasionner des dégâts» dans deux départements seulement (Pas-de-Calais et Loire-Atlantique), est par exemple un mustélidé en très mauvais état de conservation en France. En cause, selon un rapport de la Sfemp transmis en mars au ministère de l'Ecologie, la chasse, le piégeage mais aussi la raréfaction de ses proies (lapin de garenne, surmulot, etc.), la circulation automobile, les pesticides ou la destruction de son habitat. Par conséquent, les naturalistes appellent à sa déclassification des «nuisibles» : le gouvernement Jospin le fit en 2002 avant que celui de Raffarin ne reviennent en arrière quelques mois plus tard avec le changement de majorité.

L'argument des dommages causés par ces animaux avancé pour les détruire est-il tenable ? Comme le soulèvent les scientifiques, les critères retenus pour classer les nuisibles ne sont pas toujours fondés sur les connaissances établies. Prenons le renard roux, lui aussi «susceptible d'occasionner des dégâts» dans 90 départements métropolitains. Pour les chasseurs, il est entendu que goupil mérite son titre d'indésirable car il est à la fois un prédateur pour le gibier aviaire (perdrix et faisans) et vecteur d'une maladie du foie transmissible à l'homme, l'échinococcose. Pourtant, vulpes vulpes, dont plus 430 000 spécimens ont été chassés en France en 2013-2014, n'est pas un mangeur de poule comme veut le croire la vox populi et fait très très peu de dégâts selon les mammologues. Au contraire, c'est un excellent partenaire des agriculteurs puisqu'un individu peut consommer à lui tout seul 6 000 à 10 000 campagnols, ces rongeurs «ravageurs» des cultures qui, rappelons-le, prolifèrent.

Regard scientifique

«C'est dommage, parce qu'en cherchant à détruire ces espèces, on se coupe de leur rôle de régulateur», déplore Maxime Paquin, chargé de mission biodiversité pour l'association France nature environnement (FNE). «Les dégâts sont liés à des déséquilibres qu'on a créés nous-mêmes, résume, lui, Florent Kohler, anthropologue à l'université de Tours. En outre, les arguments pour les éliminer sont souvent fallacieux : on dit que le renard véhicule des maladies, mais c'est aussi un rempart contre d'autres.» Une étude récente de l'université de Wageningen, aux Pays-Bas, a en effet démontré que le petit carnivore, en régulant les effectifs de rongeurs, pouvait, tout comme la fouine, faire baisser le nombre de tiques. Or plus la concentration de tiques est faible moins l'agent pathogène de la maladie de Lyme se transmet entre bestioles, et par ricochet à l'homme.

Une écrevisse de Louisiane pêchée le 15 février 2003 à Villeneuve-les-Maguelone, dans l'Hérault afin d'en limiter l'expansion. Photo Dominique Faget. AFP

Autre exemple : l'ibis sacré, une «espèce exotique envahissante» d'origine africaine qui s'est établie sur les côtes Atlantique et en Camargue après son évasion d'un zoo breton dans les années 80, est visé par des griefs similaires. Les autorités de gestion de la faune sauvage reprochent notamment à cet oiseau vénéré des Egyptiens la prédation des œufs des sternes caugeks et guifettes noires, des espèces endémiques protégées. Pourtant, une étude de 2013 d'un chercheur du CNRS menée sur treize ans affirme que la présence nouvelle de l'échassier permet en fait de réguler les écrevisses de Louisiane tout en favorisant la stabilisation de la spatule blanche, un oiseau protégé car sur la liste rouge des espèces menacées en France. Qui croire ?

«Il faudrait que le rôle de chaque animal dans la nature soit évalué scientifiquement. Manifestement, ce n'est pas le cas, rouspète à ce sujet Allain Bougrain-Dubourg, président de la Ligue de protection des oiseaux (LPO). Ce dernier se dit par ailleurs inquiet du mauvais état de conservation de la pie bavarde, un autre de nos «nuisibles» chassable : «Il faut qu'on revisite notre relation au vivant avec un regard scientifique.»

«Continuer à classer le ragondin en nuisible, c'est vider la mer rouge avec une cuillère à café ! Au contraire, toutes les espèces devraient être protégées, défend pour sa part le mammologue Christian Arthur, même si certaines pourraient faire l'objet de prélèvements avec des moyens éthiquement acceptables pour se protéger des dommages éventuels». Une protection dont les animaux sans aucun statut juridique comme les insectes communs et les musaraignes, pourraient eux aussi bénéficier.