Menu
Libération
Portrait

Musk et Bezos, les zinzins de l’espace

Les deux milliardaires se jettent à corps perdu dans une course aérospatiale low-cost, le premier misant sur le lancement de satellites, le second sur le tourisme «suborbital».
Une fusée réutilisable de la société Blue Origin décolle le 24 novembre 2015 d'une base au Texas (sud des Etats-Unis) (Photo -. AFP)
publié le 24 janvier 2018 à 19h56

En une quinzaine d’années, ils ont révolutionné l’exploration spatiale. Avec respectivement SpaceX et Blue Origin, Elon Musk et Jeff Bezos ont touché du doigt le graal de la course aux étoiles : mettre au point des fusées réutilisables, la clé pour démocratiser l’accès à l’espace et remobiliser tout un secteur qui ronronnait. Le premier, né en Afrique du Sud il y a quarante-six ans, désormais citoyen américain, est un génie touche-à-tout. Cofondateur de PayPal, Elon Musk est aujourd’hui à la tête de SpaceX, mais aussi de Tesla, qui fabrique des voitures électriques, deux activités qui ne représentent néanmoins qu’une partie de son emploi du temps. Le second, fondateur d’Amazon, est à 54 ans l’homme le plus riche du monde. Il est également le propriétaire du Washington Post, l’un des principaux quotidiens américains.

Du point de vue commercial, les deux entreprises n’ont pas investi le même segment. SpaceX met des satellites en orbite, à 35 000 kilomètres au-dessus de la Terre. Blue Origin travaille à des vols touristiques «suborbitaux», c’est-à-dire n’échappant pas à l’attraction terrestre, à une centaine de kilomètres seulement au-dessus de la planète bleue.

Mythologie

En matière de communication, tout les oppose. Quand Elon Musk lance SpaceX en 2002, il annonce son objectif de faire voler une fusée dans l’espace dès l’année suivante. Il lui faudra attendre 2008 pour voir son vœu exaucé. Une tendance à survendre dont il ne s’est pas départi depuis, mais qui lui permet d’exiger l’impossible de ses équipes.

La mythologie Musk tient aussi à ses références, mâtinées de science-fiction et de culture pop. Sa première fusée est baptisée «Falcon», en hommage au vaisseau de Star Wars. Sa dernière lubie : placer une Tesla rouge dans la tête de son nouvel engin, le Falcon Heavy, qui doit être testé cette année, et l'envoyer en orbite autour de Mars au son de Space Oddity de David Bowie.

Jeff Bezos, lui, crée Blue Origin dès 2000, mais gardera son existence secrète jusqu'en 2006. Le slogan de l'entreprise : «Gradatim ferociter» en latin, soit «pas à pas, courageusement». Les fusées et navettes de la compagnie sont baptisées des noms d'anciens astronautes américains, John Glenn et Alan Shepard. Pendant longtemps, le patron d'Amazon n'a pas communiqué sur les avancées technologiques de ses équipes. Il a commencé à s'ouvrir davantage ces dernières années. Indispensable pour rassurer et convaincre de futurs clients. Mais, au fond, les deux milliardaires semblent habités par les mêmes motivations. Musk, qui raconte qu'il aimerait mourir sur Mars («pas à l'impact», précise-t-il), veut un «plan B» pour l'humanité, au cas où vivre sur Terre deviendrait insoutenable. Bezos ne dit pas autre chose : «On va dans l'espace pour sauver la Terre et on ferait mieux de se dépêcher.» Son idée ? Y délocaliser les industries lourdes et polluantes. Des plans qui peuvent aujourd'hui paraître fous, voire délirants. Mais en quelques années, le duo a accompli des progrès considérables.

Missiles

Pour eux, l'industrie spatiale a besoin d'une vision à long terme et d'un objectif entraînant. Ainsi, «s'il devient possible d'accéder à bas coût à l'espace, les entrepreneurs seront libérés et on verra dans ce secteur le même dynamisme, la même créativité que sur Internet il y a vingt ans», juge Bezos. Dans la biographie qu'il a consacrée à Elon Musk (1), le journaliste Ashlee Vance se souvient de la manière dont il s'est lancé au tournant des années 2000, quittant la Silicon Valley pour Los Angeles, où se trouve une bonne partie de l'industrie aérospatiale américaine. A cette même époque, Musk se rend sur le site internet de la Nasa, à la recherche de ce qui est prévu pour la conquête de Mars. Pas grand-chose, voire rien, constate-t-il désabusé. Il envisage alors d'envoyer des souris sur la planète rouge, puis d'y installer un potager qui serait filmé. Il se ravise. Musk se rend ensuite en Russie pour y discuter de l'achat de missiles balistiques, qu'il envisage de transformer en fusées, mais le deal ne se fait pas. C'est dans l'avion du retour qu'il décide de fabriquer son propre engin, avec un budget somme toute limité.

Le cofondateur de PayPal est riche, mais pas immensément. Bien loin en tout cas des centaines de milliards de dollars engloutis par les gouvernements pour leurs programmes spatiaux. SpaceX se lance avec quelques dizaines d’ingénieurs convaincus par le talent et la vision du boss. Horizontalité, système D, recherche du moindre dollar à économiser, semaines de quatre-vingt-dix heures… Musk pousse ses troupes à penser en dehors des cadres définis. A un ingénieur qui réclame une pièce facturée 100 000 dollars par un sous-traitant, le patron demande de mettre au point une solution maison… pour moins de 5 000 dollars. Neuf mois plus tard, l’ingénieur revient avec la pièce idoine, pour 3 900 dollars. Parfois, le soir, en guise de détente, la petite troupe s’adonne à des jeux vidéo de tirs en réseau. Dans les locaux de Hawthorne, au 1, Rocket Road (ça ne s’invente pas), ça canarde dans tous les sens, et Musk est l’un des meilleurs.

Exploit

Au début, la concurrence (Nasa, Boeing, Lockheed Martin) regarde ce nouvel acteur avec un brin de condescendance. Pour mener son premier essai, SpaceX doit s’installer sur une île perdue au milieu du Pacifique. Les équipes y restent plus de neuf mois, quasiment en camping, avant un premier vol pas tout à fait réussi. Il faudra attendre 2008 pour que le Falcon 1 rejoigne l’espace sans encombre. Depuis, l’entreprise est devenue un des leaders du secteur, capable de produire une vingtaine de fusées neuves chaque année, mais surtout en mesure de faire revoler un engin, exploit réalisé en mars 2017. Les coûts de lancement s’en trouvent fortement allégés : un vol de Falcon 9 est facturé 60 millions de dollars, prix qui chute d’un tiers s’il s’agit d’une fusée réutilisée.

La concurrence ne peut pas lutter. En 2017, SpaceX a réussi 18 des 29 vols orbitaux américains, dont 14 récupérations. La firme, qui a contracté avec la Nasa pour ravitailler la Station spatiale internationale (ISS) en matériel, prévoit désormais d’y transporter des astronautes, et pense à plus long terme : la fusée «BFR», pour «Big Falcon Rocket» (ou «Big Fucking Rocket»), est censée permettre un premier voyage vers Mars, où Musk rêve d’établir une colonie d’un million de personnes.

Les méthodes de Blue Origin sont bien plus secrètes. Contrairement à SpaceX, rentable grâce au boom du marché des satellites, l'entreprise est encore financée par les liquidités de Bezos, qui a dit vendre pour 1 milliard de dollars d'actions Amazon chaque année à cet effet. Mais Blue Origin affirme qu'elle pourra réaliser ses premiers vols touristiques en 2019 : à la clé, quatre minutes d'apesanteur pour six passagers, moyennant un ticket d'entrée au montant encore inconnu. Sa prochaine fusée, le New Glenn, sera en mesure de s'arracher à l'orbite terrestre et de ravitailler la Lune. Dès 1997, Bezos l'écrivait à ses actionnaires : «Tout ce qui compte, c'est le long terme.»

(1) Elon Musk. Tesla, PayPal, SpaceX : l’entrepreneur qui va changer le monde, 2016, Eyrolles.