Seuls 13,2 % des océans peuvent aujourd'hui être qualifiés de sauvages, c'est-à-dire hors de portée de l'activité humaine. Pour établir ce chiffre affolant, publié fin juillet dans le journal scientifique Current Biology, des chercheurs australiens de l'université du Queensland ont listé quinze facteurs de stress causés par l'homme, comme le trafic maritime commercial, la pêche, la pollution, l'extraction d'hydrocarbures, et ils ont identifié les aires marines affectées à moins de 10 % par ces facteurs de stress, à la fois individuellement et en cumulé, dans chaque région du monde.
Surface. La carte de ces derniers refuges marins n'est pas belle à voir : les aires sauvages sont concentrées sur les hautes latitudes, du côté de l'Arctique ou de l'Antarctique où peu de bateaux circulent, au beau milieu du Pacifique, et un peu dans les eaux chaudes au sud de l'Atlantique. Près des littoraux, il n'y a quasiment plus rien. Dans les zones économiques exclusives (ZEE), où les Etats côtiers peuvent exploiter les ressources naturelles, il n'y a que l'Arctique et les îles du Pacifique qui soient relativement préservées, avec une mention honorable pour les zones gérées par la Nouvelle-Zélande, l'Australie et le Chili.
La carte des aires marines sauvages, colorées en bleu. Les pointillés rouges représentent les zones économiques exclusives, et en vert, les zones protégées. (Jones et al, 2018)
Essaie-t-on de sauvegarder la biodiversité dans ces rares refuges naturels ? Même pas : l'étude révèle que 4,9 % seulement des aires sauvages sont incluses dans des zones protégées. Les efforts sont concentrés dans les eaux nationales, et oublient presque totalement la haute mer… Qui renferme pourtant d'innombrables richesses que l'on ne connaît qu'en surface, au sens propre comme au figuré. «Bien que de nombreuses aires sauvages soient situées dans les zones très profondes, les études récentes montrent que les abysses océaniques ne sont pas si pauvres en espèces qu'on le pensait, qu'elles recèlent une biodiversité significative et maintiennent des écosystèmes cruciaux», rappelle l'étude des chercheurs australiens.
Global. On protège mal ce qu'on connaît mal. Que se passe-t-il exactement dans les 1 370 millions de kilomètres cubes d'eau qui forment l'océan global, cette étendue d'eau ininterrompue qui encercle nos continents et occupe 71 % de la surface du globe terrestre ? «Les scientifiques se rendent compte que la biodiversité est énorme, bien au-delà que ce qu'ils avaient imaginé», confirme Vincent Laudet, professeur à Sorbonne Université et directeur de l'observatoire océanologique de Banyuls. Voguons, en trois étapes, à la découverte de ce que cachent encore les océans.
Relief sous-marin : la cartographie ne se dresse qu'à petits pas
«Plus de 80 % de l'océan reste inobservé, inexploré, non cartographié», écrit l'Agence américaine d'observation océanique et atmosphérique (NOAA). La réalité est heureusement plus complexe. L'intégralité du plancher océanique est aujourd'hui cartographiée par satellite, à un niveau de précision certes grossier par rapport à nos cartes des continents ou même de planètes comme Mars ou Vénus. Mais les contraintes sont lourdes : impossible de photographier les fonds marins ou de calculer le temps de trajet aller-retour d'une onde réfléchie par le plancher. Le signal électromagnétique envoyé par le satellite se heurte à la surface. A la place, on jauge la hauteur de l'océan puis on déduit le relief des fonds marins. Là où l'eau est plus haute, le plancher montre sans doute un relief, car l'épaisseur accrue de la croûte océanique augmente la gravité et attire l'eau qui forme une bosse. A l'inverse, les failles dans le plancher ont une gravité plus faible et l'eau y est plus basse. Grâce aux satellites franco-américains Jason, la carte complète des fonds marins par altimétrie radar a été publiée en 2014 à une résolution de 5 kilomètres, c'est-à-dire qu'on y recense tout élément qui dépasse cette taille : dorsales, failles, montagnes sous-marines…
[ La carte de la gravité des fonds marins ]
publiée en 2014.
Quid alors des 80 % prétendument inconnus ? La NOAA fait référence aux systèmes de bathymétrie par sonar, qui offrent une résolution de 100 mètres. Ils consistent à mesurer la profondeur de l'eau depuis un bateau, en mesurant le trajet d'un signal acoustique réfléchi par le fond. On y relève au passage des indices sur la nature des fonds : roches, sédiments… Le gain de connaissances est inestimable par rapport à l'altimétrie satellite, mais la tâche est laborieuse : on ne peut mesurer la profondeur qu'à l'aplomb du bateau, dans son sillon. Seuls 10 à 15 % des océans ont été ainsi cartographiés. Il reste donc des tonnes de surprises à découvrir. Il y a quatre ans, les sondages réalisés pour la recherche de l'avion MH370 ont révélé une myriade de volcans, de fosses et d'arêtes, autant de marques laissées par la tectonique des plaques…
Cartographie bathymétrique par écho-sondeur (Image U.S. Navy)
Abysses : la science et l'industrie en quête de trésors
Où commencent les abysses ? «Le terme est galvaudé, précise Jozée Sarrazin, responsable du laboratoire environnement profond de l'Ifremer. On en parle comme de l'ensemble des océans profonds, mais en réalité la zone abyssale est située entre 4 000 et 6 000 mètres de profondeur.» C'est la couche la plus profonde, qui descend jusqu'au plancher océanique hors fosses, lesquelles creusent jusqu'à 11 000 mètres dans les zones de subduction entre deux plaques tectoniques.
Impossible de se figurer le noir (absolu), le froid (2 à 3 °C) et la pression (700 fois l’atmosphère à 6 000 mètres) qui y règnent. A 2 600 mètres, Jozée Sarrazin a observé des sources hydrothermales, dont l’existence est connue depuis 1977 :
«Le plancher océanique est très fracturé au niveau des dorsales. L’eau s’infiltre dans les chambres magmatiques, se réchauffe, s’enrichit en éléments métalliques et ressort en formant de grandes cheminées de sulfure de 10 à 15 mètres de hauteur, des fumeurs noirs. Dans l’interface entre l’eau qui jaillit à 300 °C et l’eau des abysses à 4 °C se développe toute une faune : crabes, crevettes, vers, escargots qui ressemblent à s’y méprendre à ceux que l’on connaît, et de nombreux petits organismes. C’est une oasis dans un désert.»
A voir :Photographies d'animaux sur la dorsale médio-atlantique, entre 1 600 et 3 600 mètres de profondeur
Ces dernières décennies, les avancées technologiques ont permis de découvrir d'autres écosystèmes insoupçonnés : les champs de nodules (des galets riches en minerais tapissant le sol à 4 000 m), les carcasses de baleines, les coraux d'eau froide… Autant d'habitats qui abritent des espèces endémiques. «On n'a échantillonné la faune et la roche que d'une infime partie des océans ! L'immense majorité des espèces que l'on remonte des nodules de Clippertonsont inconnues», souligne Jozée Sarrazin, qui rappelle qu'on a découvert en 2008 une vie bactérienne dans des sédiments à 1 600 mètres sous le plancher océanique. Les perspectives pour les scientifiques sont gigantesques. Mais aussi aux yeux d'industriels de la pharmacie ou de l'énergie, qui lorgnent sur de potentielles ressources biologiques, pétrolifères ou minérales.
Faune : des espèces inconnues disparaissent en silence
Combien d'animaux reste-t-il à découvrir dans les océans ? Selon une étude publiée en 2012 dans Current Biology, on connaît 226 000 espèces marines pour un total évalué entre 700 000 et un million. Chaque année, 2 000 nouvelles espèces dont 150 poissons sont décrits, à partir d'échantillons de plusieurs individus et le plus souvent d'analyses ADN. Rien que cette année, une équipe d'océanographes a annoncé avoir trouvé plus de trente nouveaux poissons de récifs en explorant les Caraïbes, une autre levait le voile sur Pseudoliparis swirei, le poisson-limace des Mariannes, qui détient le record de profondeur (on l'a surpris à 8 178 mètres dans la fosse) et on a appris l'existence d'un hippocampe de la taille d'un grain de riz. Un florilège loin d'être exhaustif.
Himantolophus, le «poisson-football». (Photo Paulo de Oliveira. NHPA. Photoshot. Biosphoto)
Et les mystères océaniques ne se limitent pas aux espèces inconnues. «Des découvertes ahurissantes concernent aussi les comportements de poissons connus. Au sein d'une même espèce, on commence à découvrir que chaque individu peut avoir son caractère : il y a des poissons agressifs, des peureux…», raconte Vincent Laudet, directeur de l'observatoire océanologique de Banyuls-sur-Mer. Entre autres exemples, il nous apprend que «les poissons font autant de sons, et aussi complexes, que les oiseaux dans une forêt. Ils se répartissent l'espace sonore de façon à ne pas faire de brouillage entre espèces, recherchent des partenaires sexuels, écoutent leurs proies. On ne le savait pas du tout !» Sur son domaine de prédilection, les larves de poissons-clowns, de nombreuses questions demeurent : «Où vont les larves dans l'océan profond ? Nagent-elles en banc ou séparées ? Comment rejoignent-elles le récif quand elles se transforment en juvéniles ? Nul ne le sait, il n'y a pas d'observation.» Les perspectives de découvertes semblent sans fin… Sauf que la faune et la flore s'érodent : «Beaucoup d'espèces auront probablement disparu avant d'avoir été décrites. Parmi les poissons pélagiques de grande pêche – thon, espadon, sardine, requins… il ne reste que 10 % de la biomasse qu'on avait au début du XXe siècle.»