La CGT n'est pas forcément là où on l'attend. Mardi, elle organisait à son siège de Montreuil (Seine-Saint-Denis) un colloque intitulé : «Où va l'intelligence artificielle ?» A ceux qui s'en étonnent, son secrétaire général, Philippe Martinez, venu faire un tour dans la vaste salle du comité confédéral national, le parlement de la CGT où avait lieu l'événement, avait préparé sa réplique : «Notre syndicat s'intéresse à tout et forcément à l'avenir du travail. A tous ceux qui veulent nous cantonner dans une image de dinosaure, cette journée est une réponse. La CGT est moderne et bien de son temps», a expliqué sourire en coin l'ex-salarié du centre de technique de Renault à Rueil-Malmaison.
Deux cent cinquante personnes ont répondu présent à l'invitation de l'UGICT (la CGT des cadres, ingénieurs et techniciens). Dans l'assistance, ces derniers côtoient militants et adhérents d'autres horizons venus s'informer d'un «futur qui interpelle» comme le dit un opérateur de saisie inquiet pour l'avenir de son métier : «L'intelligence artificielle sera-t-elle au service de l'humain ou va-t-elle servir aux capitalistes à dégager encore plus de profits ? On n'est pas contre le progrès mais on voit bien que les technologies servent les intérêts des patrons.»
A la tribune, les témoignages et prises de position se succèdent après un cours façon «l'IA pour les nuls» assuré par un universitaire qui préfère parler à ce stade «d'informatique avancée». Au nom de la fédération banques-assurances, Valérie Lefebvre-Haussmann éclaire l'assistance sur un secteur où «les collègues» travaillent déjà avec des outils d'IA, celle d'IBM en l'occurrence, baptisée «Watson» et utilisée au Crédit mutuel : «Les conseillers disent que cela leur dégage une dizaine de minutes par jour et de ce point de vue ils trouvent ça positif. Mais on imagine mal que la banque ait investi 40 millions d'euros juste pour gagner dix minutes par jour. Le problème, c'est qu'on ne présente jamais les projets dans leur globalité. Or on a déjà vu ce que qu'avait donné l'informatisation des tâches à partir des années 90. Plus de 100 000 emplois ont déjà disparu et les observatoires sectoriels des métiers comme dans la banque ne disent pas toute la vérité pour ne pas faire peur. Ils sont aux mains des entreprises.»
«Gérer la disruption»
Au nom de l'industrie, Sylvain Delaitre, de la CGT de Thalès, dresse à son tour le tableau : «On manque d'indicateurs fiables, mais les enjeux sont énormes. On n'est pas des réacs mais c'est le rôle des syndicats de voir comment on va gérer la disruption provoquée par l'IA dans un monde du travail qui risque de se retrouver encore plus déshumanisé. Si on n'est pas là pour soulever ces questions, qui le fera à notre place ? Il faut inventer un projet numérique de la liberté et du bien commun.» Selon lui, les tentatives d'«automatisation complète» sont un échec : «On est allés voir en Allemagne avec nos collègues d'IG Metall les usines 4.0 équipées de robots autonomes. Eh bien, ça ne marche pas, il faudra toujours des opérateurs pour corriger les erreurs des robots.»
«Pas de grand soir»
Pour cette journée, l'UGICT a tenu à inviter des experts extérieurs, gage d'ouverture et de pluralité des débats. Le coordinateur du plan gouvernemental Bertrand Pailhès vient dire que si «la France a une stratégie, c'est celle de mettre l'IA au service de l'humain». Applaudissements. Le consultant Olivier Ezratty, passé par Microsoft, lui apporte la réplique et écorne le rapport Villani dont «90 % des mesures sont tournées vers la France alors que l'enjeu, c'est d'exporter nos propres outils d'IA et pas de subir en important ceux des Américains et des Asiatiques». Une séquence «indépendance nationale» appuyée par un graphique illustrant la faible présence des acteurs européens dans le secteur des composants et des processeurs. «Il n'y a pas de stratégie industrielle digne de ce nom dans ce plan», s'alarme un chercheur pour qui la France dépend de technologies étrangères et sera «au mieux un "sous-traitant" d'IA conçues ailleurs». L'approche «très gestionnaire» de la recherche publique est dénoncée. «Le gouvernement a prévenu qu'il n'y aurait pas de grand soir de la recherche et qu'il n'augmenterait pas les salaires d'embauche mais il n'a rien compris, déplore un responsable de l'UGICT. Il reste sur une logique de baisse du coût du travail, et compte sur le privé pour apporter des compléments de salaires. C'est du bricolage.»
Après le déjeuner, on cause «place de l'homme à l'ère de l'IA et impacts sur le travail, les métiers et l'emploi», des thèmes très «anxiogènes» selon un syndiqué CGT de chez Orange pour lequel «l'IA ne va certainement pas créer autant d'emplois qu'elle en supprimera». La conclusion revient à Marie-José Kotlicki, cosecrétaire générale de l'UGICT-CGT, qui dit partager la vision d'une France «leader éthique de l'IA» mais déplore le manque d'ambitions industrielles et de moyens du plan. L'occasion d'avancer des propositions avec lesquelles la CGT entend peser dans des débats qui ne doivent pas «se cantonner à une affaire de spécialistes». Citant l'exemple d'un comité de suivi des gains de productivité mis en place chez Orange, elle estime que l'IA doit permettre «de travailler moins et mieux». L'objectif est déjà fixé : grâce aux algorithmes, la CGT propose de passer à 32 heures par semaine.