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Libération

«Homo Luzonensis», nouveau cas d’espèce

Des fouilles aux Philippines ont permis de découvrir des os et des dents, vieux d’au moins 50 000 ans, venant de trois individus d’une espèce humaine contemporaine d’«Homo sapiens».
Fouilles dans la grotte de Callao sur l'île de Luçon, aux Philippines, où a été découvert une nouvelle espèce humaine nommée «Homo luzonensis». (Photo Callao Cave Archaeology Project)
publié le 10 avril 2019 à 20h36

Comment sait-on qu'on vient de rencontrer une nouvelle espèce humaine, quand on a sept dents et quatre phalanges au creux de la main ? Florent Détroit et son équipe osaient à peine envisager cette possibilité quand ils ont trouvé ces restes fossiles dans une grotte des Philippines, en 2011. Mais plusieurs années d'analyses approfondies leur ont permis d'arriver à une conclusion sans appel, qui fait la une du magazine Nature ce jeudi : il faut ajouter une branche à l'arbre de l'humanité. Nommé Homo luzonensis, ce nouveau membre de la lignée humaine vivait isolé sur l'île de Luçon, dans le nord de l'archipel asiatique, il y a plus de 50 000 ans. Il est donc contemporain d'Homo sapiens (l'homme moderne). «C'est très convaincant, se réjouit d'ailleurs le préhistorien Thomas Ingicco, un connaisseur du terrain philippin. Mais cette découverte n'est pas totalement surprenante : on savait que l'homme était présent aux Philippines depuis longtemps. Tout le monde attendait d'autres restes, les voilà !»

Cette découverte historique doit beaucoup à l'intuition d'un archéologue philippin, Armand Salvador Mijares, dit «Mandi». Malgré des fouilles non concluantes menées dans les années 70 par ses prédécesseurs, le chercheur décide en 2003 de réexaminer la grottede Callao, une cavité de sept chambres successives.

«On considérait jusque-là que la préhistoire n'existait pas aux Philippines et que l'homme était arrivé il n'y a pas longtemps», soulève Florent Détroit. Dans une fine couche de sédiments, Mandi identifie d'abord un site d'occupation humaine où des outils en pierre taillée vieux de 25 000 ans titillent le chercheur. L'année suivante, l'annonce fracassante de la découverte sur l'île de Florès, en Indonésie, d'une nouvelle espèce d'humain préhistorique minuscule (entre 1 et 1,10 m), renforce son intérêt. Mais comme à Florès, encore fallait-il «creuser profond» pour se débarrasser des mètres «d'argile compacte complètement stérile» de tout matériel archéologique.

Trois molaires et deux prémolaires d’Homo luzonensis (a), comparées avec les dents d’Homo erectus (b) et Homo sapiens (c) : la proportion des tailles est très différente. Détroit et al, 2019

Patchwork. C'est comme cela «qu'il a trouvé ce qu'il voulait» : un petit bout d'os. Son collègue archéozoologue Phil Piper étant convaincu qu'il ne provenait pas d'un animal ancien, Mijares a fait appel à Florent Détroit pour confirmer sa nature humaine. «Je me suis dit :"drôle de morphologie quand même", mais en procédant par élimination, ça ne pouvait rien être d'autre que de l'homme.» Ainsi est née en 2007 la collaboration entre les chercheurs philippin et français, et leur détermination à passer la cavité au peigne fin pour qu'elle livre ses secrets.

Ce premier fossile humain s'est révélé être un os de pied (un troisième métatarsien, soit l'os allongé qui précède notre troisième orteil), vieux d'au moins 67 000 ans. La découverte, publiée en 2010, était déjà marquante par sa seule datation : on tenait là le plus ancien hominine découvert aux Philippines. L'os avait «des propositions assez curieuses, mais on avait conclu que c'était probablement un petit Homo sapiens. Il était dans la gamme de variation des plus petits hommes actuels, notamment les Négritos des Philippines ou les populations pygmées d'Afrique centrale, dont les adultes mesurent 1,45 m. On ne pouvait pas aller beaucoup plus loin à l'époque. Si on avait dit que c'était une nouvelle espèce à partir d'un os de doigt de pied, on nous aurait ri au nez.»

Tout bascule à la saison de fouille 2011, quand l'équipe trouve, dans une couche géologique très mince, «pratiquement toutes les phalanges et toutes les dents en deux jours». Il y avait douze fragments humains au total : sept dents et quatre phalanges (deux de main et deux de pied), plus un fémur d'enfant trouvé plus tard, appartenant à au moins trois individus différents.

Phalange de pied d’Homo luzonensis, très courbée et présentant des insertions pour des muscles de flexion du pied développés. Détroit et al, 2019

Les os paraissent étranges. Les phalanges de pied sont très courbées et possèdent des zones d'insertion bien creusées, qui devaient accueillir des muscles assez développés pour fléchir le pied. Rien à voir, donc, avec un pied d'Homo sapiens bipède… Cet humain-là devait avoir une capacité de préhension par le pied et peut-être monter aux arbres, comme les vieux Australopithèques d'Afrique (2 à 3 millions d'années). Quant aux dents, elles surprennent par leur taille et leur forme. Les prémolaires sont primitives, comme celles des Australopithèques, alors que les molaires sont «extrêmement petites» avec une forme moderne rappelant Homo sapiens, et certaines possèdent trois racines. Que faire de ce patchwork de caractéristiques, impossible à faire entrer dans les cases des espèces déjà connues ? Il faut en décrire une nouvelle, l'homme de Luçon.

Traces. On sait qu'il était petit – comme l'indonésien Homo floresiensis –, un trait lié à l'endémisme insulaire. Sur cette île de Luçon qui n'a «jamais été accessible à pieds secs» dans toute l'histoire de l'humanité, les grands prédateurs étaient absents de la faune et la survie des êtres humains ne dépendait pas de leur taille. En revanche, difficile pour les scientifiques de situer ce nouveau venu du genre Homo dans l'histoire évolutive humaine en l'absence de données fossiles suffisantes. «Mon hypothèse, c'est qu'une sorte d'Homo erectus peut-être venu de Chine a réussi à traverser la mer et s'est installé sur l'île de Luçon, où il a subi les effets de l'endémisme insulaire, et cela a donné Homo luzonensis, tente Florent Détroit. Mais c'est très spéculatif, je me trompe peut-être sur un ou plusieurs aspects de ce scénario simpliste.»

Autre question : comment Homo luzonensis a-t-il disparu ? Est-ce Homo sapiens qui l'a supplanté ? Impossible de le savoir pour l'instant : tout juste peut-on affirmer que les dates concordent et spéculer sur une rencontre, si on prend en compte les plus vieux restes d'Homo sapiens philippins datés de 30 000 à 40 000 ans. L'homme moderne est donc arrivé dans la région au moment où l'homme de Luçon a cessé de laisser des traces. «On a longtemps pensé qu'Homo sapiens était seul, souligne le préhistorien Thomas Ingicco. Mais il a cohabité avec de nombreuses espèces, y compris Homo erectus. On a des traces à Sumatra, mais on n'a pas encore les preuves sur l'île de Florès. C'est le travail qu'il faut mener dans les années à venir aux Philippines.»