Bernard Jullien est maître de conférences en économie à l’université de Bordeaux et conseiller scientifique des écoles de commerce Essca. Très critique sur le projet de mariage des deux groupes, il s’inquiète du fait que Renault abandonne son alliance avec Nissan pour se rabattre sur Fiat-Chrysler.
Y a-t-il urgence à réaliser ce mariage européen pour disposer d’une taille critique permettant de résister à la montée en puissance chinoise ?
Pour Fiat, très démuni sur le plan technologique face à la nouvelle donne environnementale, c’est évident. Cela fait un moment qu’ils cherchaient un partenaire auquel s’adosser ou se vendre, et une fusion entre égaux serait une aubaine pour eux. La parité capitalistique affichée cache d’énormes disparités quant à la viabilité des deux groupes : il y a un avantage très clair dans ce domaine à Renault qui, contrairement à Fiat, a su investir à temps dans la voiture électrique. Or, tout laisse à penser que c’est Fiat qui prendrait en réalité le pouvoir.
Pourquoi ?
Exor, le holding des Agnelli, sera le plus gros actionnaire et détiendra une majorité relative, pesant près du double de la part de l’Etat français. Dans cette fausse fusion entre égaux, les Agnelli pourront s’allier à des fonds de pension et privilégier les profits immédiats en coupant les branches mortes. Si vous regardez la part de la R & D rapportée au chiffre d’affaires ou même au bénéfice, elle est deux fois plus élevée chez Renault que chez FCA, qui est une société rentière.
Créer un champion européen n’aurait pas de sens selon vous ?
Fiat a beaucoup plus intérêt à ce que cette fusion se fasse que Renault. Et les dirigeants de FCA ont été extrêmement habiles en créant un storytelling autour de la création d’un champion mondial. Annoncé au lendemain des européennes, ce projet a immédiatement été salué comme un «nouvel Airbus». Et de fait, l’annonce de l’opération semble bénéfique politiquement à Paris et Rome. Mais si la fusion tourne mal, ceux qui l’ont approuvée ne seront plus en place pour assurer le service après vente.
Vous ne croyez pas aux garanties qui seront exigées sur l’emploi ?
Non, les engagements pris en haut de cycle ne valent plus rien lorsque la tendance s'inverse. Regardez ce qu'il est advenu des promesses faites par General Electric au moment du rachat de la branche énergie d'Alstom. Et entre les synergies potentielles entre Renault et FCA estimées à 5 milliards d'euros et la réalité, il y aura également un énorme écart. Le vrai danger pour Renault sera celui de la dispersion des priorités et des ressources managériales nécessaires pour les tenir. Il ne suffit pas, dans l'industrie automobile, qui est organisée autour d'une chaîne industrielle ultracomplexe, de vouloir grossir. Tout dépend de la manière d'atteindre cette taille critique.
Faut-il donc ne pas bouger ?
Non, mais il serait illusoire de croire que faute de pouvoir aller plus loin dans son alliance avec Nissan, Renault va trouver la solution avec FCA : ce serait lâcher la proie pour l’ombre dans une dangereuse fuite en avant. Car on imagine mal les Japonais, au-delà des formules de politesse, adhérer à une stratégie synonyme pour eux de concurrence accrue outre-Atlantique, avec un Chrysler qui bénéficierait de ses technologies développées avec Renault. De la même manière, Renault et FCA, qui sont pratiquement absents de Chine, ne pourront pas y prendre pied grâce à Nissan.
Un mariage à trois serait vraiment trop compliqué…
Autant la complémentarité avec Nissan-Mitsubishi était réelle, autant elle est plus discutable avec FCA. Certes, l’alliance avec Nissan est mal en point, mais il y a tout un historique de collaboration technologique entre les deux groupes et un peu d’acharnement thérapeutique pourrait valoir le coup. Renault a déjà énormément à faire et ne peut pas courir tous les lièvres à la fois. Cette fusion n’est pas opportune.
L’Etat a-t-il un rôle à jouer ?
L’Etat actionnaire doit défendre les intérêts de Renault et ouvrir les yeux de ses dirigeants en exigeant a minima un rééquilibrage de la structure actionnariale. Mais j’ai peur qu’il raisonne avec une certaine légèreté en se comportant plus comme un banquier devant un business plan qu’en acteur industriel soucieux du long terme.
L’Europe pourrait-elle bloquer une telle fusion au nom d’une atteinte à la concurrence ?
Je ne crois pas. D’abord il va y avoir un changement d’équipe à la Commission européenne et sa doctrine, après le veto à la fusion Alstom-Siemens, pourrait évoluer. Et puis, la part de marché du nouvel ensemble ne serait pas écrasante en Europe, ni même en France et en Italie.