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Libération
Un été dans la lune 1/6

Apollo : des échantillons de géant pour l’humanité

La Lune, 50 ans aprèsdossier
Des kilos de roche prélevés, des relevés sismologiques, des mesures laser… Lancé pour faire la nique aux Soviétiques, le programme spatial américain a tout de même permis à la science d’immenses avancées en seulement trois ans d’activité.
Buzz Aldrin photographié par Neil Armstrong, le 20 juillet 1969. (Photo Nasa)
publié le 12 juillet 2019 à 18h16

Cinquante ans après la mission Apollo 11, la Lune fait de nouveau rêver. Terrain de jeu des Etats voulant montrer leur savoir-faire et des start-up qui cassent les coûts des missions spatiales ; base d'entraînement en attendant le grand bond vers Mars ; centre touristique pour milliardaires ou mémoire du Système solaire… Chaque samedi durant tout l'été, Libé a rendez-vous avec la Lune.

«Apollo 11 a atterri dans la région la plus sûre de la Lune. C'était probablement aussi l'endroit le moins intéressant qu'on pouvait choisir.» John Logsdon, historien de la conquête spatiale américaine, résume bien l'intérêt scientifique de la première mission qui a emmené l'homme sur la Lune : proche de zéro. Seuls comptaient la promesse de Kennedy en 1962 - «Nous avons choisi d'aller sur la Lune au cours de cette décennie» - et l'inexorable compte à rebours qu'elle a déclenché, pour espérer enfin griller les Soviétiques dans la course à l'espace. Puisqu'ils avaient réussi à lancer le premier satellite et à envoyer le premier homme en orbite, que les Américains ne pouvaient pas les battre à la construction de la première station spatiale et qu'ils n'étaient pas sûr de pouvoir boucler avant eux un tour de la Lune, James Webb, alors administrateur de la Nasa, conseilla à Kennedy de se rabattre sur la seule grande «première» suffisamment ambitieuse et symbolique pour effacer tous les échecs passés, fût-elle aussi la plus chère des options : marcher sur la Lune.

Et c'est ainsi que le 20 juillet 1969, la grosse botte de Neil Armstrong s'est enfoncée de quelques millimètres dans le régolithe, cette poudre de roche fine et collante qui a vite fait de repeindre la combinaison des astronautes en gris foncé. Quelques mots historiques furent prononcés, un drapeau planté tant bien que mal dans le sol trop dur, et douze photos déclenchées pour reconstituer un panorama de cette «magnifique désolation» que découvrit Buzz Aldrin en descendant à son tour du module lunaire.

On ne rejouera pas ici la mission spatiale la mieux documentée au monde, minute par minute, pas après pas (à relire toutefois sur Libération.fr ), mais il est intéressant de rappeler, cinquante ans plus tard, que les 150 milliards de dollars (actuels) investis dans le programme Apollo n'ont pas été perdus pour la science. 382 kilos de roche lunaire ont été rapatriés dans nos laboratoires terrestres, et les instruments installés sur la Lune ont envoyé des mesures des années durant. «Les gens ne se rendent pas compte de l'importance qu'a eue l'étude des échantillons d'Apollo pour comprendre notre Système solaire et l'univers, estime le planétologue de la Nasa Samuel Lawrence. De nombreuses découvertes que nous avons faites en sciences planétaires, pas seulement sur la Lune mais aussi sur Mercure, sur Mars, sur certains astéroïdes, proviennent directement des résultats obtenus lors des missions Apollo.»

«Règle des dix minutes»

Les premières missions se sont pourtant contentées du strict minimum, à l'image du geste d'Armstrong le 20 juillet 1969, tout juste posé sur la mer de la Tranquillité. L'astronaute se penche et ramasse quelques graviers, n'importe où, n'importe lesquels, juste pour avoir de quoi mettre sous le microscope au cas où un problème soudain obligerait les astronautes à rentrer sur Terre en urgence. Le site d'atterrissage d'Apollo 11 a été sélectionné pour sa rassurante platitude et n'avait pas grand intérêt géologique. En plus, les scientifiques associés avaient demandé qu'on emmène seulement les expériences capables de produire des résultats en dix minutes, toujours en cas d'abandon précoce de la sortie lunaire : «Si vous devez tout arrêter alors que vous aviez commencé à installer une station scientifique dont le déploiement prend une heure et demie, expliquait en 2005 l'astronaute Don Lind, c'est du temps et de l'argent gâchés.» Alors on l'a jouée modeste : avec «cette règle des dix minutes, la seule chose qu'on pouvait faire était de ramasser des cailloux».

L'équipage d’Apollo 17 posant à bord du rover lunaire peu avant le lancement de la mission le 7 décembre 1972.

Photo Nasa

Finalement, Aldrin et Armstrong ont tout de même pu installer aussi un petit sismographe, une feuille d’aluminium chargée de capter l’énergie du vent solaire (le flux d’ions et d’électrons éjectés du Soleil) et un réflecteur capable de renvoyer un rayon laser exactement dans la même direction en sens inverse. C’est ainsi qu’on a mesuré la distance Terre-Lune avec une précision inédite.

Théorie de l’impact

Le sismographe, la bannière pour le vent solaire et le réflecteur sont devenus des incontournables du kit d'expériences scientifiques déployé à chaque mission Apollo. Leurs mesures font toujours foi. Grâce aux bannières, on connaît la composition du vent solaire. Grâce aux réflecteurs, on sait que la Lune s'éloigne de 3,8 centimètres par an. Grâce aux sismomètres, on a découvert avec étonnement que des tremblements de terre secouent également la Lune, pourtant dépourvue de plaques tectoniques.

Mission après mission, les sorties extravéhiculaires se sont allongées, les expériences scientifiques sont devenues plus complexes et complètes. Aux entraînements de pilotage et cours techniques dispensés aux astronautes, on a ajouté une formation basique de géologie pour qu'ils soient en mesure d'analyser leur environnement et reconnaître les échantillons les plus intéressants à ramasser, typiques de leur région lunaire ou insolites… Jusqu'au jour où vint la dernière mission, fin 1972. Pour compenser l'arrêt anticipé du programme et l'annulation des missions 18 à 20, la communauté scientifique a obtenu que soit envoyé sur Apollo 17, aux côtés des pilotes Gene Cernan et Ron Evans, un vrai scientifique, géologue de formation : Harrison Schmitt. Son expertise in situ lui a permis de repérer «Troctolite 76 535», un magnifique caillou magmatique aux incrustations dorées, qui prouve que la Lune possédait un champ magnétique dans sa jeunesse.

Les roches d'Apollo ont ouvert la voie à des années d'étude sur la structure, la composition et l'origine de la Lune. Après quarantaine, les cailloux d'Apollo 11 ont été distribués dans 150 laboratoires : «Aucun ensemble d'échantillons géologiques n'a été étudié si largement jusqu'ici, notait un rapport scientifique présenté en 1970 à Houston. Ces résultats forment le socle d'une nouvelle discipline, la science lunaire.» On a confirmé que la Terre et son satellite naturel sont faits de la même pâte : on y trouve les mêmes isotopes (des variantes) de l'atome d'oxygène, du titane et du silicone. On a aussi eu des surprises : en enregistrant avec le réseau de sismomètres d'Apollo les secousses des séismes, chutes de météorites et même crashs intentionnels de modules lunaires (inhabités évidemment), on a pu sonder l'intérieur de notre satellite et dresser son portrait en coupe. Il possède une croûte, un manteau et un noyau de fer comme la Terre, mais ce dernier est proportionnellement minuscule par rapport au nôtre. Autre découverte : la Lune est pauvre en composés volatils (qui s'évaporent à basse température). Pourquoi et comment se sont-ils échappés ? Cela ne collait avec aucun des scénarios envisagés à l'époque pour expliquer la formation de la Lune… L'un supposait que la Lune avait été «capturée» par la gravité de la Terre en croisant son chemin ; le deuxième proposait que la Terre jeune et visqueuse ait éjecté un bout d'elle-même par la force centrifuge ; la troisième était la théorie de l'accrétion, voulant que Terre et Lune se soient formées en même temps à partir du disque de poussières du Système solaire primitif. A la poubelle ! En 1974, on s'appuie sur les enseignements d'Apollo pour lancer la nouvelle théorie de l'impact géant : il y a 4,5 milliards d'années, un astre gros comme Mars (baptisé Théia) aurait percuté la Terre, son noyau y aurait sombré, les matériaux volatils se seraient échappés, et les débris en fusion des deux astres, projetés dans l'espace, se seraient progressivement agrégés jusqu'à former la Lune. Reçue avec beaucoup de scepticisme à l'époque, cette hypothèse a pris du poids dans les années 80 et représente aujourd'hui la meilleure explication de la formation lunaire.

La datation radioactive des échantillons de roche a également permis de faire un bond de géant dans la connaissance de l'histoire du Système solaire. Dépourvue d'atmosphère, la Lune est en effet constamment percutée par des météorites de toute taille, et garde ces cicatrices sous forme de cratères. Le bombardement météoritique était intense aux premiers temps du Système solaire, puis les chocs se sont progressivement raréfiés. En datant les échantillons et en connaissant le lieu où ils ont été ramassés, plus ou moins chargé en cratères, on a pu établir un lien direct entre le taux de cratérisation des régions lunaires et des dates absolues en milliards d'années. On dispose aujourd'hui d'une vraie frise chronologique, d'une «pierre de Rosette pour interpréter l'histoire du Système solaire» (comme le clame fièrement un rapport scientifique de 1972), qui a ensuite servi à dater la surface de Mercure et de Mars.

Projets de bases lunaires

Les échantillons sont toujours étudiés aujourd'hui et «cinquante ans après, on apprend encore de nouvelles choses», s'émerveille Charis Krysher, ingénieure à la Nasa. On a ainsi découvert tout récemment, en janvier 2019, que le plus gros des cailloux rapatriés sur Terre a peut-être effectué un simple retour à la maison… puisqu'un petit morceau semble avoir une origine terrestre. Les méthodes d'analyse ont évidemment évolué avec leur temps, et on dispose aujourd'hui de techniques de pointe qui n'ont plus rien à voir avec les outils disponibles dans les années 70. Motivée par le cinquantième anniversaire d'Apollo 11 et la préparation de son retour sur la Lune dans la décennie à venir, la Nasa a annoncé il y a quelques semaines que des roches lunaires flambant neuves vont être mises à la disposition de chercheurs : des échantillons jamais descellés, et d'autres à peine inspectés puis gardés au froid depuis leur arrivée sur Terre. On va pouvoir «se pencher sur des questions auxquelles les scientifiques de l'époque n'avaient pas les moyens de répondre», explique Jamie Elsila, qui conduit le programme «Analyse d'échantillons Apollo nouvelle génération». Pour l'analyste Ryan Zeigler, c'était «une très bonne stratégie» de garder quelques échantillons intacts pour des recherches futures, car aujourd'hui «on peut en apprendre plus avec un milligramme [de roche] qu'on ne le pouvait avec un gramme à l'époque».

La communauté scientifique déborde d'idées, surtout, pour pousser bien plus loin les frontières de la sélénologie en retournant sur la Lune : il y a tant de nouveaux sites prometteurs à explorer, de nouvelles expériences à mener sur place, de nouveaux sujets à creuser - l'eau, par exemple : on sait depuis peu qu'il y en a aux pôles, sous forme de glace protégée à l'ombre des cratères. Ça tombe bien ! Cinquante ans après Apollo 11, la Lune a de nouveau une cote d'enfer et cristallise les enjeux de la course à l'espace nouvelle génération. Les puissances spatiales historiques comme émergentes montent des projets de bases lunaires, entreprises privées et start-up veulent être de la partie, et la recherche scientifique, qui sert une nouvelle fois de caution, saura en tirer profit. «Six missions sur la Lune ont transformé notre compréhension de l'univers, rappelle le planétologue Samuel Lawrence. Imaginez ce qui pourra se produire quand on ira là-bas pour trois semaines ou des mois d'affilée. Ça va être spectaculaire.»

Le week-end prochain : la Lune, un tremplin vers Mars.