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Libération
Un été dans la Lune 2/6

Retour sur la Lune, et Mars à l’ombre

La Lune, 50 ans aprèsdossier
Après avoir fait de Mars l’alpha et l’oméga de la conquête spatiale, la Nasa a désormais l’ambition de transformer la Lune en correspondance à la croisée des planètes. Le programme Apollo laisse place à sa petite sœur Artemis. Alunissage prévu pour 2024.
Vue d’artiste d’un atterrisseur du programme Artemis. La Nasa prévoit d'envoyer des astronautes sur la Lune en 2024. (Image Nasa)
publié le 19 juillet 2019 à 20h06

Cinquante ans après la mission Apollo 11, la Lune fait de nouveau rêver. Terrain de jeu des Etats voulant montrer leur savoir-faire et des start-up qui cassent les coûts des missions spatiales ; base d’entraînement en attendant le grand bond vers Mars ; centre touristique pour milliardaires ou mémoire du Système solaire… Chaque samedi durant tout l’été, Libé a rendez-vous avec la Lune.

«Voilà quarante ans que l'homme est arrivé sur la Lune. Nous n'aurions jamais dû la quitter, nous aurions dû rester là-bas.» Ray Bradbury avait des idées bien arrêtées. Du haut de ses 90 ans, le célèbre auteur de science-fiction expliquait sa vision de la conquête spatiale aux visiteurs d'une foire aux livres mexicaine en 2009 : «Mars est notre destin. Nous devons retourner sur la Lune, y installer des stations, puis aller sur Mars et y installer des civilisations et devenir des Martiens.» Bon, pour les civilisations, on verra. Mais le reste de son programme est plein de bon sens, et l'agence spatiale américaine partage d'ailleurs ses conclusions après quelques années d'errances. Aujourd'hui, le site de la Nasa annonce la couleur : «Cette fois, nous allons sur la Lune pour rester. Et nous utiliserons ce que nous avons appris sur la Lune pour faire le prochain bond de géant : envoyer des astronautes sur Mars.»

«Resucée fantasmée»

Cette stratégie en deux temps, qui envisage le retour des êtres humains sur la Lune comme un tremplin vers l'exploration de la planète rouge, n'a pas été évidente à mettre en place. Il y a bien eu le programme Constellation dans les années 2000. Répondant au président George W. Bush qui rêvait de séjours longue durée sur la Lune, l'agence spatiale américaine imagine des missions inspirées de l'époque Apollo. Des astronautes américains iraient fouler le sol lunaire par équipes de quatre pour construire petit à petit une base de vie, et permettre à leurs successeurs d'y rester de plus en plus longtemps. L'objectif ultime était de poser le pied sur Mars dans les années 2030. Il aurait fallu de nouvelles fusées, nommées «Ares» (le nom grec du dieu Mars), un vaisseau spatial «Orion» pour transporter les astronautes jusqu'à la Lune, et un module lunaire «Altaïr» pour l'atterrissage. Mais la commission Augustine, chargée d'évaluer le programme spatial américain en 2009, estime la Nasa incapable de tenir les délais annoncés et s'affole du milliard de dollars que coûterait chaque vol en «Ares». La Nasa a juste eu le temps de tester un prototype de fusée avant d'abandonner le programme Constellation, sous le couperet de l'administration Obama. «Hors budget, en retard, et pas assez innovant», tranche le nouveau président.

Vue d’artiste datant de 2007 du module lunaire Altaïr, dans le cadre du programme Constellation. (Image Nasa)

Bon débarras ! Loin de pleurer le programme perdu, de nombreuses voix se sont élevées pour réclamer des missions plus ambitieuses. «[Constellation] s'appliquait trop à reproduire Apollo, ce qui n'a aucun intérêt : nous avons déjà fait Apollo ! balance une chronique de New Scientist en 2010. La mise au rebut de Constellation n'est pas la mort d'un rêve. C'est juste la fin d'une illusion.» Concerné au premier chef, Buzz Aldrin ne dit pas mieux. Constellation était «une resucée fantasmée de ce qu'on a fait il y a quarante  ans. Nous avons gagné la course à la Lune ; il est temps désormais d'aller vivre et travailler sur Mars.» Le deuxième astronaute à avoir foulé le régolithe lunaire est un partisan obstiné du voyage direct vers la planète rouge, et réfléchit à la question depuis les années 80 - il a même conçu un trajet optimisé pour les vaisseaux spatiaux qui croisent régulièrement les orbites de Mars et de la Terre, l'«Aldrin Cycler», pour fournir une sorte de taxi spatial à moindres frais énergétiques pour emmener les astronautes d'une planète à l'autre.

Navette interplanétaire

L'arrivée à l'été 2012 du rover Curiosity, dont la bonne bouille de Wall-E lui vaut un capital sympathie intergalactique, a achevé de remettre Mars à la mode. Si les découvertes du robot à roulettes sont déjà précieuses pour la science, peut-on seulement imaginer ce qu'apporteront sur place des explorateurs humains avec leur agilité, leur intelligence, leur liberté et leur esprit d'initiative ? La mayonnaise prend. En 2013, la start-up hollandaise Mars One fait un foin d'enfer avec son concours pour sélectionner cent candidats à l'exil martien, dans une mission spatiale en télé-réalité. Le milliardaire Dennis Tito fantasme un périple autour de la planète rouge avec deux «citoyens privés». En 2015, un Américain et un Russe s'envolent pour un an dans la Station spatiale internationale (ISS), en vue, annonce la Nasa, «de vols plus lointains qui peuvent durer au moins cinq cents jours à destination ou en provenance de Mars». Même au cinéma, cette année-là, Matt Damon s'envole avec la Nasa pour planter des patates sur Mars…

Vue d’artiste du futur lanceur Space Launch System (SLS) de la Nasa. (Image Nasa)

La stratégie d’exploration de la Nasa a beau être plus floue que jamais dans ces années 2010, il n’en reste pas moins nécessaire de concevoir un nouveau lanceur et un nouveau vaisseau américain pour remplacer le système de navettes spatiales vieillissantes et dangereuses (deux accidents et quatorze morts tout de même), qui acheminaient les astronautes vers la Station spatiale internationale. Les navettes sont rentrées définitivement au hangar en 2011. Depuis ce jour, les Américains ne disposent d’aucun engin capable d’assurer un vol habité dans l’espace. La navette vers l’ISS est sous monopole russe, à bord de l’increvable capsule Soyouz… De feu le programme Constellation, la Nasa a donc sauvé son projet de véhicule Orion, et l’a posé au sommet d’un nouveau lanceur lourd : le Space Launch System (SLS), plus puissant encore que la Saturn V de l’ère Apollo.

C'est en 2017 que la Lune a pris sa revanche. Pour la première fois de son histoire, la Nasa semble renoncer à faire miroiter un voyage martien, même irréaliste : il n'y a plus de date, plus de projet, plus de promesse. «Je ne peux donner une date pour des humains sur Mars, annonce avec la plus grande simplicité le responsable des vols habités à la Nasa, William Gerstenmaier (qui vient d'être démis de ses fonctions). Avec le budget que nous avons décrit, soit environ 2 % d'augmentation, nous n'avons pas d'infrastructures disponibles pour aller sur Mars.» En revanche, «nous avons la capacité de soutenir un programme approfondi sur la surface lunaire avec le Deep Space Gateway.» Le quoi ? Littéralement, le «portail vers l'espace profond», une station spatiale en orbite lunaire dévoilée par la Nasa en mars 2017, à la fois laboratoire de recherche et relais vers des explorations plus lointaines du Système solaire. Un véritable astroport d'où partirait «un véhicule réutilisable qui se servirait d'une propulsion électrique et chimique» pour transbahuter les astronautes entre la Lune et Mars, à volonté. Cette navette interplanétaire a déjà un nom, le Deep Space Transport, et la Nasa s'est empressée de vendre du rêve avec des belles vues d'artiste dignes d'un roman de SF - un vaisseau cylindrique avec une surface hallucinante de panneaux solaires, en route vers Mars…

Vue d’artiste du «Deep Space Transport», projet de vaisseau spatial de la Nasa chargé de transporter des équipages vers Mars en faisant la navette depuis la Lune. (Image Nasa)

Le rêve à long terme reste donc l'exploration de Mars, mais on se garde désormais de faire des annonces intenables. Retrouver le savoir-faire, les équipements et les infrastructures nécessaires pour lancer des vols habités vers la Lune est prioritaire. Donald Trump a validé cette voie en signant une directive sur la politique spatiale (peu après avoir amputé de 100 millions de dollars, soit 89 millions d'euros, d'autres missions de la Nasa sur le changement climatique…) «Cette fois, nous ne ferons pas que planter notre drapeau et laisser notre empreinte. Nous établirons des fondations pour une éventuelle mission martienne, et peut-être un jour vers d'autres mondes au-delà», se réjouit-il. Constatant un an plus tard que les choses ne vont pas assez vite, le gouvernement a remis un coup de pression en réclamant le retour des Américains sur la Lune d'ici cinq ans, soit 2024 au lieu de 2028 comme c'était prévu. Un pur caprice. «Nous valons mieux que cela. Cela nous a pris huit ans pour aller sur la Lune la première fois, il y a cinquante ans, alors que nous ne l'avions jamais fait. Cela ne devrait pas nous prendre onze ans pour y retourner», grommelle le vice-président, Mike Pence, début 2019, excédé du battage médiatique que provoque l'atterrissage d'un robot chinois sur la face cachée de la Lune au nouvel an. «Message parfaitement reçu», lui répond le patron de la Nasa, Jim Bridenstine.

Esquisse sur un bloc-notes

En signe de bonne volonté, les annonces se mettent à pleuvoir. Le nouveau programme lunaire est nommé Artemis (déesse grecque de la chasse et sœur jumelle… d'Apollon). La Nasa publie un rétroplanning sur dix ans : un premier vol sans passagers, Artemis 1, fera le tour de la Lune pour tester la manœuvre - lancement du SLS, voyage d'Orion vers la Lune, survol et retour sur Terre. Artemis 2 refera le tour de la Lune en 2022 en y emmenant des astronautes, comme Apollo 8 en 1968. Enfin, Artemis 3 rejouera Apollo 11 en 2024, mais pour ne pas se contenter d'une redite, elle devrait transporter la première femme à fouler le sol lunaire. Car attention, l'agence spatiale ne voudrait pas qu'on l'accuse de nostalgie ! Cette fois, ça n'a rien à voir avec Apollo. «On ne retourne pas vraiment sur la Lune. On avance vers la Lune», pirouette Steve Jurczyk, administrateur associé de la Nasa. «On va sur la Lune pour éprouver les compétences, et les technologies et les concepts opérationnels pour ensuite aborder Mars et d'autres destinations.» En parlant de la suite, la station d'avant-poste lunaire, désormais nommée Lunar Gateway, a vu sa conception confiée à une entreprise privée basée au Colorado, Maxar Technologies. Son premier embryon devrait se promener autour de la Lune en 2028.

Vue d’artiste d’une mission américaine Artemis. (Image Nasa)

Est-ce tenable ? Rien n'est moins sûr. Une rallonge budgétaire de 1,6 milliard de dollars accordée par le gouvernement devrait donner un coup de pouce à la fusée SLS, dont Boeing construit l'étage principal. Mais son développement a pris énormément de retard. Le vol inaugural était initialement prévu pour 2018 ; il a été repoussé à juin 2020, avant que la Nasa avoue récemment qu'elle ne pourra pas non plus tenir ce délai. Dernière mauvaise nouvelle en date : le bureau qui audite le gouvernement américain ne croit pas à un premier vol avant juin 2021, et évalue le dépassement de budget à 29 % (8 milliards de dollars pour aller jusqu'au montage de la première fusée, contre 6,2 milliards alloués au départ). La capsule Orion s'en sort mieux. Ses tests récents sont couronnés de succès et elle devrait être prête l'an prochain, avec son module de commande (la partie conique où logent les astronautes) construit par Lockheed Martin et son module de service (la propulsion et les réservoirs d'eau et d'air) conçu par l'Europe, qui paie ainsi en nature sa participation à l'ISS entre 2017 et 2020.

Vue d’artiste de la capsule Orion, avec son module de service (la partie cylindrique à gauche) conçu par l’agence spatiale européenne. (Image NASA/ESA/ATG Medialab)

Puzzle en orbite

Quant au module lunaire qui posera ses grosses pattes d'araignée sur la Lune pour y déposer la nouvelle vague de marcheurs lunaires… C'est simple, il est encore à l'état d'esquisse sur un bloc-notes. La nécessité d'un tel module n'est apparue qu'avec le buzz lunaire du gouvernement Trump, et c'est désormais le branle-bas de combat pour concevoir un engin dans les temps. La Nasa a mandaté onze entreprises pour proposer des prototypes dans un délai de six mois. Boeing et Lockheed Martin sont sur les rangs, ainsi que Northrop Grumman pour les anciens (Grumman avait construit le module lunaire Apollo), mais aussi SpaceX d'Elon Musk et Blue Origin, la société spatiale du milliardaire Jeff Bezos, fondateur d'Amazon. Bezos semble avoir une longueur d'avance. Au mois de mai, il a révélé avoir déjà commencé à travailler sur son module lunaire… et l'avoir d'ailleurs presque fini. Il avait même une maquette grandeur nature de son «Blue Moon» à montrer au public, looké comme une montgolfière avec sa grosse bulle d'hydrogène liquide au milieu d'une structure octogonale.

Aucune puissance spatiale n'est à même de concurrencer les Etats-Unis dans cette course au retour humain sur la Lune, mais toutes veulent participer au projet de la Nasa. Roscosmos, l'agence spatiale russe, a signé un accord pour coconcevoir la station lunaire. Le Canada a proposé de fournir un grand bras robotique, version perfectionnée du Canadarm qui équipe l'ISS. L'agence spatiale européenne planche sur un module de communication, et un module d'habitation en coproduction avec le Japon. Ce puzzle en orbite commence à ressembler très fort à une ISS deuxième génération. Mais désormais, il faudra compter avec les nouvelles puissances spatiales : la Chine aussi veut se poser sur la Lune, et carrément pour y installer une base de vie. Elle se dit ouverte à toute coopération internationale…

Vue d’artiste de la station spatiale «Lunar Gateway» avec ses modules  internationaux, et le vaisseau Orion se préparant à l’amarrage, à droite. (Image ESA/NASA/ATG Medialab)

Le week-end prochain : vivre sur la Lune.