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Libération
Critique

Robert Musil Ante post mortem

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par Cécile MOSCOVITZ
publié le 12 avril 2002 à 23h01

«Mais est-il encore loisible d'employer cette locution : de son vivant ? N'y a-t-il pas longtemps que l'écrivain de langue allemande se contente de se survivre ?» Voilà le problème, niché au fond du titre. Comment reste-t-on vivant lorsqu'on est écrivain ? La question des fonds de tiroir exploités post mortem par les éditeurs se pose là. Robert Musil avait tout compris du monde des lettres, y compris l'édition. Il prend les devants. En 1936, soit six ans avant de mourir, il rassemble une trentaine de ses textes datant des années 20. Contes ou nouvelles encadrent des Considérations désobligeantes, ensemble de lancettes aiguisées contre ce monde des lettres. Le moraliste puise dans l'irritation le brio de son ironie, sa spiritualité, son style exigeant, sa langue précise et classique, sans pitié. «Aujourd'hui, pour beaucoup de gens, la lecture n'est plus un état naturel, mais une activité suspecte.»

Robert Musil avait-il tout prévu ? La cruauté est chez lui un motif récurrent, ici dès les premières pages du recueil auquel elle donne une part de sa poésie. Une mouche agonise sur son papier collant, un singe est martyrisé par ses congénères, etc. L'auteur décrit minutieusement. Avec l'indifférence de celui qui a tant compati qu'il force son insensibilisation. On sera tenté, comme il le dit en avant-propos, d'y voir une allégorie par anticipation. On peut aussi y déceler du remords, comme le raconte le Merle, qui clôt significativement l'ensemble. Est-ce l'effet ante post mortem ?