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Libération

''Va chercher la plume''

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par Ananda DEVI
publié le 16 mars 2006 à 20h38

En ce temps-là, le monde n'était qu'un océan de verts : j'étais bien trop jeune pour deviner qu'il y avait, plus loin, tant de bleus. De ce temps-là surgissent des échos, des voix syncopées, la plus douce des polyphonies.

Ce temps-là ? C'est l'enfance, bien sûr, la toute petite enfance où les souvenirs ne sont certes qu'une suite diffuse d'impressions, mais où le flou d'un visage n'en altère ni la douceur ni la vertu protectrice.

Père et Mère sont là, soufflant à l'oreille du bébé les toutes premières syllabes à l'aube du langage.

Le langage, oui. Mais pluriel. Les sons qui s'entremêlent font tinter, comme des bouteilles partiellement remplies, des notes uniques et distinctes. Un jour, comme par miracle, ils auront tous un sens. Mais, avant ce jour, ces murmures sont des rencontres étranges, chacun ayant son parfum, sa source, ses possibilités d'orages.

La première langue est celle de l'île, phrases saisonnières de la canne à sucre, mélodiques des tourterelles, rythmiques des vents de mer. Sur ces paumes tendues viennent le créole, le bhojpuri, le français, l'anglais, l'hindi...

Voix du Père étendu de tout son long dans le lit, un livre d'images à la main, l'enfant au creux de son bras :

Enn zur dan enn peyi...

Ou bien :

Il était une fois...

Ou encore :

Once upon a time...

Voix de la Mère, chantante dans le feutré du soir :

Kalamu teesekara...

«Va chercher la plume.»

Ce sont à peu près les seuls mots qu'il me reste de cette langue de ma mère qui n'est pas la mienne, puisque je ne la parle