Contrairement à ce qu’ils aimeraient faire croire, les bâtisseurs d’empire ne sont pas des êtres à part. Ce sont souvent des hommes (malheureusement rarement des femmes, mais cela va venir) qui, à un moment dans leur vie, ont su choisir les bons secteurs d’activité, s’entourer des bonnes personnes, se constituer les bons réseaux, miser sur les bons politiques et se ménager des obligés dans les milieux les plus influents afin de bénéficier en temps voulu de précieux retours d’ascenseur. L’enquête que nous publions sur l’ascension de ce tycoon qu’est devenu Rodolphe Saadé à la tête de la CMA CGM le montre bien. Elle nous plonge dans la fabrique du pouvoir, le vrai, celui qui du jour au lendemain vous distingue de tous vos pairs et vous fait entrer dans le club bien fermé des très très grands patrons, de ceux qui peuvent influer sur la marche d’un pays plus efficacement qu’un Premier ministre ou un chef d’Etat, ce qui n’est pas bien difficile ces temps-ci en France.
Certes, Rodolphe Saadé n’est pas parti de rien, il a hérité de son père Jacques dont il a su analyser les succès comme les échecs afin de ne pas reproduire les mêmes erreurs. Il a très vite saisi à quel point il était important de posséder un ou plusieurs médias s’il voulait peser dans un dîner en ville ou un cabinet ministériel. Les plus grands l’avaient compris bien avant lui, et d’abord Jean-Luc Lagardère qui s’enorgueillissait de pouvoir obtenir un rendez-vous avec un chef d’Etat bien plus vite avec sa casquette de patron de Hachette qu’avec celle de patron de Matra. Xavier Niel avec le Monde, Vincent Bolloré avec Paris Match et le JDD, Bernard Arnault avec les Echos, Dassault avec le Figaro… tous les grands patrons ont suivi le mouvement. Patrick Drahi, le patron de SFR et ex-actionnaire de Libération, l’avait compris aussi avant de devoir, en raison de problèmes financiers, se séparer de son joyau, BFM, récupéré par… Rodolphe Saadé. C’est là la limite des grands entrepreneurs. Une crise internationale peut les propulser au sommet ou les faire chuter, un partenaire malhonnête ou un mauvais investissement les faire trébucher. «Citizen Saadé» le sait. Cela explique sans doute qu’il soit sans état d’âme.