Icône de l’humanisme à la française, orateur prodigieux et avocat redoutable, Robert Badinter est entré dans l’histoire en réussissant, comme garde des Sceaux de François Mitterrand, un doublé juridique magistral : l’abolition de la peine de mort, le 9 octobre 1981, et la dépénalisation de l’homosexualité, le 27 juillet 1982. Il est mort dans la nuit de jeudi à vendredi, à 95 ans, et laisse chez ceux qui ont eu la chance de le connaître le souvenir d’un homme toujours combatif, toujours grand, toujours mince, dont le regard est invariablement décrit comme «pénétrant» sous ses sourcils broussailleux.
Dans un entretien à Jérusalem, dans les années 80, déjà profondément déçu des efforts de paix qui lui paraissaient voués à l’échec, il m’avait parlé pendant deux heures de la sagesse juive désavouée par le gouvernement israélien comme dans une machine fantastique à traverser le temps, illuminant son voyage des valeurs universalistes qu’il paraissait avoir définies plus clairement que tout autre. Me laissant la décision de choisir le meilleur de ses propos, il prit congé brusquement avec un conseil qui ne m’a jamais quitté : «Il faut toujours relire son texte deux fois, une fois avec les yeux de son meilleur ami et une fois avec les yeux de ses ennemis.» Sa voix vibrait de conviction, plaidant pour toutes choses faisant progresser le droit en République, et la justice de par le monde.
Il y a plus de quarante ans, Badinter avertissait déjà : «Les générations à venir seront confrontées à un problème majeur de criminalité, car on ne peut pas construire une société sur le profit, sur la consommation, sur la rupture des liens de communauté et de solidarité, sur la rivalité entre les êtres et sur le repliement sur soi-même, et espérer qu’on n’augmentera pas en même temps la criminalité.» Qu’il est difficile aujourd’hui, quand la politique n’est qu’une lecture effrayée de sondages d’opinion et que tant de politiciens ne sont que des girouettes effarouchées du moindre coup de vent, de comprendre la trajectoire d’un homme qui a mené ses combats contre tout populisme et souvent contre une opinion publique chauffée à blanc par les ennemis de la liberté. La mort de Robert Badinter laisse un vide sidéral dans un pays qui ne l’aura pas assez écouté.