Pour saisir la polémique, il faut d’abord comprendre que la tapisserie de Bayeux n’est pas une tapisserie et n’est pas de Bayeux. Mais si on l’avait affublée d’un nom plus exact, comme «la broderie de Kent», serait-elle devenue une des œuvres de propagande les plus efficaces de l’histoire occidentale ? Empruntant la majorité de ses scènes, certaines d’une violence graphique captivante, à des manuscrits enluminés que l’on sait avoir appartenu à la bibliothèque du comte de Kent, la «tapisserie de Bayeux» fut probablement réalisée pour lui ou à son initiative pour décrire la conquête du trône d’Angleterre par son demi-frère, Guillaume duc de Normandie, en 1066. Par sa force graphique et par sa narration captivante, l’œuvre impose ce moment sanglant comme l’année zéro de l’histoire britannique. En annonçant dès le début de sa présidence son intention de la prêter au British Museum, Emmanuel Macron suit une longue tradition française de coups diplomatiques imparables assénés par le président de la république.
Notre enquête suit les innombrables difficultés imposées par cette décision, du pliage de la fragile toile de lin en accordéon sur un paravent de 71 mètres jusqu’à son déchargement du Shuttle, le service de ferroutage entre Calais et Folkestone, en passant par un transport par camions anonymes équipés de capteurs de vibrations et de température. Notre conclusion, appuyée sur les avis d’experts en logistique, est que ce chantier titanesque, sans doute le plus grand défi du genre depuis l’inauguration du Louvre d’Abou Dhabi, est parfaitement réalisable.
Entre autres révélations, on apprendra que la restauration nécessaire de la toile, supposée se dérouler en parallèle de la rénovation du musée de Bayeux, devra être repoussée de plusieurs années. Cette décision présidentielle, geste de rapprochement anglo-français après le froid glacial jeté par le Brexit, était-elle souhaitable ? En déclarant que l’Angleterre est née du droit anglo-normand, la tapisserie a soutenu l’idée que le roi a toute autorité dans son royaume. Emmanuel Macron ne fait, 950 ans après, qu’en rappeler l’inspiration.