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Libération
TRIBUNE

Galileo : quand notre école de design sacrifie notre avenir sur l’autel du profit

Alors qu’Elisabeth Borne vient d’annoncer une inspection dans l’enseignement supérieur privé, un collectif d’étudiants, d’anciens étudiants de Strate ainsi que des designers dénoncent les paradoxes de cette école de design rachetée par le groupe Galileo en 2015.
En 2020, à Lyon, l'école privée de design Strate du groupe international Galileo Global Education. (Soudan/Alpaca. Andia)
par Un collectif d'étudiants, d'anciens étudiants de Strate, et de designers
publié le 12 mars 2025 à 11h35

L’époque est à la transition. Ecologique, sociale, systémique : peu importe l’angle, la mutation est inévitable. Et le design ? Il pourrait être l’un des piliers de cette transformation, une boussole méthodologique éthique permettant d’orienter nos modèles vers des solutions durables. Pourtant, les jeunes designers, prêts à répondre à ces défis, se retrouvent tributaires dans un système académique financiarisé qui brise leur élan avant même qu’ils ne puissent réellement agir.

Car si le design est, par essence, politique, ses écoles sont devenues des entreprises. Et dans une entreprise, la règle est simple : la rentabilité prime sur l’innovation sociale, l’audace se plie aux impératifs du marché, et l’éducation devient un produit de luxe, destiné à ceux qui peuvent se l’offrir.

Ce constat nous l’observons ou le faisons ou avons pu le faire au sein de l’école de design Strate, qui a été rachetée par le groupe Galileo en 2015. Comme l’ont montré une enquête de Libération et le livre de Claire Marchal, le Cube. Révélations sur les dérives de l’enseignement supérieur privé, Galileo Global Education est une machine financière gouvernée par le profit. Ses méthodes ? Surcharge des classes, enseignements pas à la hauteur, salaires en baisse, et frais d’inscription très élevés. La même logique est à l’œuvre au sein de Strate. C’est pourquoi nous nous réjouissons de l’annonce, lundi 10 mars, d’une inspection sur l’enseignement supérieur privé par la ministre Elisabeth Borne.

«Strate : “Un monde + Simple + Juste + Beau”» telle est la devise de l’école. Sur le papier, l’école affiche une ambition louable : former des designers capables de rendre le monde meilleur. Derrière le discours éthique, l’école impose à ses étudiants de collaborer avec des géants industriels (armement, finance, technologie…). Peu importe que ces entreprises soient des piliers du système à réformer, peu importe que ces collaborations soient une caution écologique douteuse pour les entreprises, peu importe que les étudiants se sentent piégés. L’essentiel, c’est que le modèle économique tourne.

Les étudiants, eux, paient 55 700 euros sur cinq ans pour une formation censée les préparer à relever les défis du XXIe siècle (prix global du cursus incluant les frais de dossier et les cotisations : strate.design/ecole-design/finance-logement). Mais leur engagement se heurte à une contradiction flagrante : comment être un designer des transformations quand on est formé à travailler pour des entreprises qui perpétuent les crises écologiques et sociales ?

L’école business, l’étudiant produit

Les projets étudiants deviennent une manne financière. Pendant qu’ils travaillent gratuitement sur des concepts qui seront peut-être exploités commercialement, l’école capitalise sur leur créativité à moindres frais.

Et lorsqu’il s’agit de politiser le design, de lui redonner son rôle d’outil de transformation systémique, l’école freine des quatre fers. Un designer conscient des enjeux contemporains est un designer difficile à vendre aux entreprises qui financent l’école. Il est donc plus simple de lisser les ambitions, d’aseptiser les discours.

Les diplômés face au mur : s’intégrer ou lutter ?

Une fois diplômés, les jeunes designers se retrouvent face à un choix impossible : soit s’intégrer dans un marché du travail qui valorise l’adaptation aux normes existantes, quitte à abandonner leurs idéaux, soit lutter pour un design réellement engagé, mais sans les outils ni le réseau pour y parvenir.

Car les alternatives ne sont pas légion. Les structures engagées sont rares, les financements pour des projets indépendants encore plus. Nombreux sont ceux qui finissent par bifurquer vers d’autres métiers ou à survivre en freelance sur des missions alimentaires.

D’autres tentent de prendre le système à contre-pied en développant leurs propres projets engagés, mais se heurtent à un problème de taille : on leur a appris à dessiner des interfaces et à modéliser des objets, mais pas à entreprendre dans le milieu social, pour les services publics et l’intérêt général.

Changer les règles du jeu

Face à cette impasse, des étudiants et alumni ont tenté d’initier des réformes internes. Mais, entre les changements incessants de direction et l’influence écrasante de Galileo, toute tentative de dialogue a fini dans une impasse. Loin d’être un cas isolé, Strate illustre un problème bien plus large : celui d’un enseignement supérieur soumis à des logiques financières extrêmes.

Il est temps de redéfinir la place du design dans la société. Cela passe par l’émancipation des jeunes designers, en leur donnant les outils pour porter leurs projets en dehors des logiques marchandes dominantes. Cela passe aussi par une pression accrue sur les écoles et les entreprises, afin qu’elles assument leur responsabilité dans la crise systémique actuelle.

Le design ne doit pas être un outil au service des intérêts économiques de quelques-uns. Il doit être une force de transformation au service du bien commun.

Nous appelons :

L’Etat et autres institutions publiques à assumer leur responsabilité et investir dans un enseignement à la hauteur des enjeux de la redirection écologique,

Les designers à s’organiser collectivement pour créer leurs propres espaces d’expérimentation et d’apprentissage,

Les entreprises à s’engager et assumer leur responsabilité sociétale et territoriale, plutôt que de perpétuer le designwashing sous couvert d’innovation,

Les écoles à garantir une autonomie pédagogique réelle, en intégrant les étudiants dans leur gouvernance, en favorisant l’épanouissement de leur esprit critique, en mettant au travail leur modèle économique.

C’est ensemble, étudiants, enseignants, chercheurs, professionnels, que nous avons besoin d’exercer notre responsabilité et construire cette nécessaire transformation.

Signataires :

Antoine Zybura Designer systémique Alban Lacroix Designer Théodore Diviné Designer Andréa Malange Designer et fondateur de Politismos Laurent Lescure Designer, pilote corporate Julia Soumoy Designer ; Jonathan Denuit Designer et ex-responsable pédagogique à Strate Lucie Feron Etudiante à Strate Hugo Trouvin Designer Claire Le Floch Fondatrice de Cataliz Amaury Aussedat Ancien élève Arthur Vaillant Directeur artistique, photographe Gwennhaele Labour Designer Louis Dherbomez Etudiant en design à Strate Clément Remy Designer indépendant, ancien étudiant et enseignant Pierre Labarre Artiste 3D Antoine Karras Etudiant à Strate Pierre Boitier Architecte DE Chloé Oru Designer Jules Colé Consultant en stratégies de mobilisation Solène Vandeplanque Designer Marion Hayot Designer Matéo Blond Designer Baptiste Amsaleg Designer Camille Mattern Designer Hector Legendre Etudiant à Strate Rose Rondelez Designeuse Constance Tourte Designer Lucie Chenais Designer Tom Hebrard Designer Marion Gaudino Designeuse, ancienne élève Loïc Bronnec Designer, cofondateur de Coop Communs, ancien étudiant et enseignant Madeleine Fritsch Designeuse Céline Cauchois Enseignante en STD2A Baptiste Mazi Etudiant à Strate Julien Benayoun Designer Liam Siminowicz Etudiant à Strate Léo Rosina Designer Etienne Guégano Designer Emilie Gibert Designer de l’environnement Céleste Gaulier Ancienne élève de Strate Sendo R. Elota Directeur artistique et entrepreneur Raphaëlle Garnier Designer de services Dylan Ayissi Fondateur de Une voie pour tous.