Elles ont écouté Goldman dans leur chambre au papier peint à fleurs roses, sur leur lit en acajou, dans leur pavillon de la France périurbaine. Elles piquaient le Télé Poche des parents pour collectionner les fiches-chansons. Elles étaient fan sans ostentation, à peine une casquette achetée en concert, la Goldmania n’ayant rien de commun avec la Bruelmania – «je suis fan mais pas groupie», précise Laurence, 55 ans, hypnothérapeute. Elles sont nées dans les années 60, 70, plus rarement 80, sont des femmes, issues des classes moyennes inférieures, qui ont écouté Envole moi sur la platine en rêvant. Parfois leurs parents leur avaient fait découvrir le chanteur, et c’est ainsi qu’il a infusé chez des enfants des eighties qui auraient dû continuer d’écouter Henri Dès et Chantal Goya.
Interview
Dans cette France oscillant entre montée du Front national et effondrement progressif du mitterrandisme, elles n’étaient pas engagées, mais sensibles aux valeurs de ses chansons, telles la «tolérance et l’altruisme» pour Anne-Sophie, 47 ans, professeure des écoles. Elles retrouvaient dans ses textes le respect des «simples gens» (Famille, 1985), ou la valorisation de la France des employés, professions intermédiaires, artisans : il est question d’une sage-femme dans Juste après (1993), un cordonnier et un «simple professeur» dans Il changeait la vie (1988). Certaines thématiques étaient plus sociétales, comme les familles monoparentales par choix dans Elle a fait un bébé toute seule (1987) : pour Fanny, 46 ans, employée de supermarché, «cette chanson m’a fait comprendre des choses sur l’indépendance de la femme, le fait qu’elle se libérait de tas de choses». Leria, 39 ans, journaliste : «J’ai toujours trouvé que Goldman sentait son temps – Là-bas (sur les migrants) ; Elle a fait un bébé toute seule ; Envole-moi (sur le besoin de quitter son milieu social) ; Je te donne (sur le partage et la différence) ; la Vie par procuration (sur la solitude des grandes villes) – et bien sûr l’album et la chanson éponyme Rouge (sur les utopies de la gauche).» La philosophe Marianne Chaillan, autrice de La Playlist des Philosophes (Le Passeur, 2015), résume : «Qui connaît les chansons de Goldman a hérité, sans peut-être s’en apercevoir, d’une philosophie du respect de l’altérité, de la liberté sur fond de compréhension des déterminismes, du désir et de l’amour, de l’espoir. Il invite à voir ce qui peut être maltraitant dans les normes et à accepter tous les choix et parcours de vie.»
Des fans rocardiennes, chiraquiennes, bayrouistes ou pro-Hollande, certaines macronistes en 2017, gilet jaune…
Politiquement, elles sont de gauche ou de droite, rarement d’extrême droite. Dans Goldman, Ivan Jablonka écrit que dans les années 80, trois personnages s’adressaient à la France des «petits» : Tapie, Le Pen, et Goldman. Chez les fans, on retrouve le même dégoût symétrique de Le Pen et Tapie. Ceci dit, ce qui plaît à Laurence, c’est que Goldman «prône une sorte de neutralité politique». Et une certaine consensualité. «Oui, il reste très soc-dem, c’est pas un révolutionnaire, mais on ne lui en demande pas tant», dit Leria. Elles, elles ont été rocardiennes mais aussi chiraquiennes, bayrouistes ou pro-Hollande, certaines macronistes en 2017 – sensibles aux promesses d’élévation sociale du candidat d’En marche, mais aussi gilet jaune en 2018 – un spectacle fait par les manifestants, à Lille, s’est appelé Gilet au bout de mes rêves.
Verbatim
Reste que la France de Goldman croit aux institutions, est fière de donner aux Restos du cœur et de payer ses impôts – les gazettes insistent souvent sur ce point : «60 % d’impôts sur le revenu payés au fisc», écrit Télé 7 Jours à propos du chanteur dans un hors-série de 2021. Pour Nadège, 46 ans, prof de trompette, «les valeurs que je perçois dans ses chansons et qui me touchent sont son respect, de l’autre, de tous ces métiers essentiels, de l’école, de l’enseignant, de l’institution : par exemple être fier de payer des impôts pour participer au collectif».
Goldman est connu pour répondre aux lettres de ses fans
Elles sont sensibles au côté simple, voire normcore (jean, tee-shirt blanc) du chanteur – «Goldman, c’était le gars à la télé, mais aussi le gars qui tenait la caisse au Sport 2000 de l’avenue de la République à Montrouge», se remémore un collègue, ancien habitant de cette ville de banlieue dont Goldman est originaire. Le chanteur est également connu pour répondre aux lettres de ses fans ; et, pendant des années, les habitants de Plan-de-Cuques (Bouches-du-Rhône) ont pu le croiser faisant ses courses au petit Casino de la ville.
Vingt-deux ans après sa retraite, que reste-t-il du goldmanisme ? Pour ses fans, deux ou trois souvenirs de leur jeunesse, un peu de nostalgie, la musique de Bonne idée (1997) sur leur portable. Elles n’écoutent «pas du tout» (Anne-Sophie) les hommages de type Génération Goldman ; les reprises comme Envole moi de M Pokora et Tal (2012) les laissent plutôt indifférentes. Elles continuent d’espérer un hypothétique retour du chanteur, sans trop y croire – elles qui vantent tant, comme Laurence, sa «discrétion». A la fin, Goldman restera le compagnon de leurs soirées adolescentes, des virées au Super U et des crapettes en famille.