Le 4 février dernier, Lionel Soukaz, réalisateur incontournable des cinémas homosexuel et d’avant-garde, un esprit libre, joyeux et fulgurant, nous a quittés. Ces dernières années, je l’ai accompagné dans la sauvegarde de ses archives et la distribution de ses films, jusqu’à en signer quelques-uns avec lui. Mais, au-delà de notre collaboration artistique, ce que je perds et qui me manque déjà tant, c’est son regard singulier sur le monde, sa façon inspirante de vivre intensément, son amitié sincère et passionnée.
Je rencontre Lionel en 2008, lors d’un colloque consacré aux suites de Mai 1968. Son cinéma s’y inscrit absolument, porté, dès 1969, par le désir de vivre et le vent de la libération sexuelle (Ballade pour un homme seul, le Sexe des anges, la Marche gaie). Sa curiosité l’a amené, en plus de la lecture des écrits de Jean-Louis Bory ou de Pier Paolo Pasolini, à côtoyer, à 18 ans, les militants du Front homosexuel d’action révolutionnaire (Fhar), parmi lesquels Guy Hocquenghem, rencontre fondatrice. Ensemble, ils réalisent un premier long métrage Race d’Ep (1979), où l’histoire clandestine de la communauté réprimée des pédés se raconte en couleur et en musique, entre collecte foisonnante d’images d’archives et reconstitutions fictionnelles avec la complicité des amis de l’époque (Copi, René Schérer, Michel Journiac, Michel Cressole, Gilles Châtelet, Serge Hefez, Christian Louboutin…).
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Le film fait l’objet de censure par le ministère de la Culture, contournée au prix de multiples coupes et grâce à une pétition signée par de nombreuses personnalités. Cette conclusion positive n’apaise pas le sentiment d’injustice vécu par Lionel, qu’il exprime dans Ixe (1980), une provocation visuelle ludique et hallucinatoire compilant toutes les images que la censure rejette dans un tourbillon effréné de désespoir, tout en affirmant l’urgence de vivre, envers et contre tout.
Son rapport amoureux à la vie et aux autres l’amène à se trouver au sein d’une constellation d’amis, d’amours, d’amants, dont il ne cesse de célébrer le génie. Lors de mes premières visites chez lui, je repartais la tête pleine de noms d’auteurs et de cinéastes admirés. Ce geste de transmission, il le pratique déjà dans sa jeunesse, alors qu’il organise, en 1978, Ecrans roses et nuits bleues, un festival où il programme un cinéma homosexuel aussi indispensable que rare.
Il diffusait aussi librement ses propres films, même s’il lui était de plus en plus difficile de les regarder : certains acteurs de Maman que man (1982), et Guy Hocquenghem avec qui il réalise un dernier film, Tino (1985), sont morts du sida comme nombre de sa «communauté de pédés, de pauvres et de toxicos». C’est pour eux qu’il reprend la caméra (cette fois vidéo) en 1991, filmant dans son Journal annales le quotidien des luttes, de la création, l’amour et le deuil dans l’hécatombe de cette épidémie. Ce journal fait largement plus de mille heures quand je le rencontre et je découvre, d’abord en vidéo, puis en personne, les amis de ces années : José Cuneo, Pablo Perez, Diego Vecchio…
En 2022, il me lit un texte de lui, de 1994 : «Plus de 800 heures d’images et de sons magnétiques, fragiles qu’il me faudra je ne sais comment conserver en les copiant sur des supports plus forts. Monter, couper, enlever, choisir, ce que j’ai fait pour mes anciens films […] ne m’intéresse pas. Ce sont des archives, pas des chutes, pas des rushs. Que chacun soit montré dans l’intégralité de ce qui a été filmé. C’est leur vie. Vous trouvez ça trop long ? Moi, trop court.»
Au tournant des années 2000, grâce au nouveau souffle donné à son œuvre par la programmation Jeune, dure et pure et porté par l’affection d’une nouvelle génération de cinéastes, Lionel emporte ses caméras – vidéo mais aussi Super 8 – dans les manifestations contre la guerre en Irak, la montée du Front national, pour les droits des trans ou la régularisation des sans-papiers. Il multiplie les compagnonnages de cinéma avec Rémi Lange, Tom de Pékin, Xavier Baert ou Othello Vilgard.
Notre amitié se développe en parallèle de la sauvegarde auprès de la BNF de son journal filmé, auquel Lionel envisage progressivement de donner plusieurs formes. Pour faciliter le difficile travail de renoncement que demande le montage, nous nous promettons de faire trois films : un premier, En Corps + (2021), pour l’exposition «VIH sida, l’épidémie n’est pas finie !» au Mucem, qui se prolongera magnifiquement par la publication d’entretiens et de textes inédits de son ami RV dans l’ouvrage le Temps avec nous (Cinematek, 2022). Un second, Artistes en zone troublés créé et accueilli par «Exposé·es» (2023) au Palais de Tokyo. Et un troisième, sur les artistes et le sida, que nous n’aurons pas eu le temps de faire ensemble, mais pour lequel il m’a laissé ses premières intuitions, comme un guide pour continuer avec lui autrement, malgré la mort.
Carottage (2009), le premier film que j’ai coréalisé avec Lionel et Powers, était rythmé par le montage en répétition du plan d’une bûche qu’on jette dans un feu. Tout au long du film, entre les séquences prélevées aléatoirement dans son journal, revenait ce feu que les bûches ravivaient comme on maintient flamboyant le souvenir de ces instants, de ces luttes, de ces personnes passées, disparues, perdues. C’est à nous aujourd’hui qu’il revient d’entretenir ces souvenirs, de les nourrir en continu, avec cette même générosité, pour que dans l’obscurité de la nuit continue à briller la présence lumineuse, amoureuse, éternellement jeune de Lionel.
Les proches de Lionel Soukaz invitent toutes les personnes l’ayant connu à les rejoindre pour les obsèques qui auront lieu le mercredi 19 février 2025 à 8 h 45 au crématorium du cimetière Saint-Pierre de Marseille, ainsi qu’à une commémoration le même jour à 19 heures à la Compagnie, 19 Rue Francis-de-Pressensé, 13001 Marseille. Une commémoration à Paris aura lieu le lundi 24 février à 19h à la Flèche d’or, 102 bis rue de Bagnolet, 75020 Paris