A l’occasion des «Rendez-vous de l’histoire», qui se tiennent à Blois du 4 au 8 octobre, la rédaction de Libération invite une trentaine d’historiens et historiennes pour porter un autre regard sur l’actualité. Retrouvez ce numéro spécial en kiosque jeudi 5 octobre et tous les articles de cette édition dans ce dossier.
Autour d’une grande table ronde, une vingtaine d’historien·nes sont réuni·es, entouré·es de toute la rédaction, et accueilli·es par Dov Alfon, son directeur, – s’y ajoutent ceux et celles qui sont à distance derrière leur écran, depuis la Polynésie ou la Bourgogne. L’histoire se déterritorialise… Il y a les habitué·es qui connaissent déjà tout le monde, quelques novices, des hommes et des femmes, toutes périodes et générations confondues : le Libé des historiennes et des historiens de 2023, donc.
Depuis 9 h 45, on égrène les nouvelles du jour : entre autres, la destitution du républicain Kevin McCarthy au Congrès américain, la dissolution de l’organisation catholique intégriste Civitas, l’annonce du prochain prix Nobel de chimie, la fermeture du campus Colbert à Marseille à cause d’un trafic de drogue, l’exhortation apostolique du pape François sur le climat… «Quelqu’un pour couvrir la mort de Jean-Pierre Elkabbach ?» Personne ne réagit à l’appel – «Taisez-vous, Elkabbach !» –, pas plus qu’à la proposition de Sabrina Champenois, rédactrice en chef du service «Modes de vie» qui lance une perche pour un article sur les liens entre politique et entertainment : Emmanuel Macron a poussé la chansonnette lors d’une soirée de la Fashion Week, interprétant la Bohême et Ne me quitte pas. Tout le monde rit : une mise en perspective historique, avec l’accordéon de Giscard, les Feuilles mortes de Lionel Jospin ?
La bonne humeur, le plaisir de la discussion sont palpables, toutefois on sent comme une timidité, une inquiétude chez ces rédacteur·ices d’un jour, peut-être un peu de prudence : manque d’habitude de travailler dans l’urgence, crainte de sortir de son domaine de spécialité ou de ne pas avoir passé plusieurs semaines, voire années, à se documenter sur le sujet à traiter ? On sent plus de confiance quand des questions plus directement liées à la discipline sont abordées : la polémique autour du roman récemment paru sur la tondue de Chartres, le rôle de l’Etat dans l’histoire étasunienne, les parcs à thème historiques.
Des mots bruissent
Beaucoup ont déjà préparé des papiers : on parle d’ «articles froids». Mais certain·es osent se lancer sans filet dans l’actu, proposent des rapprochements inattendus entre les punaises de lit et le bug de SNCF Connect – deux sujets passablement irritants. Les interventions donnent parfois une tournure de séminaire à ce qui doit pourtant devenir un journal le soir même. Des mots bruissent : «Rafflesia arnoldii», cette plante de Sumatra en voie d’extinction, «cahiers de doléances», «essaims sismiques»… Quelqu’un demande «deux feuillets dans Libé, ça fait combien de signes ?».
Au moment de choisir l’«événement» du jour, on hésite. Est suggérée la possibilité d’une «une» sur la question environnementale, autour des «scientifiques en rébellion» dont le procès s’ouvre le lendemain. «C’est pas un peu autocentré, des chercheur·ses qui parlent des chercheur·ses ?» L’Ukraine, l’immigration, la constitutionnalisation de l’IVG… Autant de thèmes qui apparaissent essentiels mais qui ne pourront pas tous figurer en première page. Annette Wieviorka, rédactrice en chef du jour, rappelle ce qui fait la singularité du regard historien, l’importance de souligner «ce qui est chronique dans l’actualité», de donner «de la profondeur». Un sujet finalement s’impose : la pauvreté, qui recoupe nombre des thèmes évoqués dans les échanges, et que les historien·nes pourraient éclairer en la resituant dans la longue durée.
Place aux claviers
«Sans vouloir vous presser ni vous stresser, il faut y aller…» lance Paul Quinio, directeur délégué de la rédaction, à 12 h 45. Tout le monde s’éparpille, avec l’appréhension de devoir écrire son article dans un laps de temps inhabituellement court. «Vous devez rendre vos papiers à 16 heures !» Le silence retombe, place aux claviers.
14 h 45, c’est l’heure de la réunion d’édition. Ici, il n’y a pas d’historien·nes : une quinzaine de journalistes, éditeur·ices finalisent la maquette, donnant une idée plus précise de ce à quoi va ressembler le journal du lendemain. «On peut couper un peu ici ?» «La double page sur le rugby est déjà bouclée !» «On en est où des expressos ?»
Les derniers papiers sont rendus pour relecture à 18 heures, tandis que la «réunion de une» va bientôt commencer. Les heures ont filé à toute vitesse. Deux temporalités, deux façons d’appréhender l’événement, journalistique et historienne, se sont rencontrées le temps d’une journée.