
Entretien
Moira Millán, militante mapuche argentine : «En Patagonie, les barbelés traversent nos terres mais aussi nos vies»
Depuis le début de l’année 2025, le gouvernement d’extrême droite de Javier Milei accuse le peuple mapuche, la principale communauté autochtone vivant en Patagonie argentine, de provoquer des incendies catastrophiques dans la région. Les Mapuches nient énergiquement employer de telles méthodes, et ont même collaboré à l’extinction des feux. Pour le pouvoir, c’est le prolongement d’une stratégie visant à criminaliser une nation en lutte contre les appropriations de terre dans les provinces de Chubut ou de Rio Negro par des milliardaires comme l’émir du Qatar Tamim ben Hamad al-Thani, ou des multinationales comme Benetton. La compagnie italienne a en effet acheté en 1991 près d’un million d’hectares en Argentine pour y élever des moutons laineux. Cette acquisition a été contestée devant les tribunaux par les communautés mapuches, qui estiment qu’on ne peut pas les chasser de leurs terres ancestrales. Et ni la tenue d’une conférence internationale à Rome en 2004 ni la «rétrocession» de 7500 hectares aux communautés, qui les ont jugées improductives, n’ont réglé le conflit. Au début de cette année, la répression policière s’est accrue à la suite de tentatives de réinstallation sur des terres confisquées.
Figure des luttes pour la défense de la terre, Moira Millán, 54 ans, a payé dans sa chair son engagement. Issue d’une famille traversée par des violences liées à cette colonisation, elle a quatre enfants. Elle s’est séparée du père des deux premiers, au comportement violent, auquel un juge a pourtant confié la garde, arguant que l’activisme de la mère l’empêchait de s’en occuper correctement. Elle a publié en 2019 un roman, le Train de l’Oubli (non traduit), puis Terricide, où elle raconte la philosophie des habitants du Wallmapu (terre des mapuches, en Argentine et au Chili), leurs valeurs et leurs combats, leur cosmogonie et l’apport de leur sagesse à la construction d’une «autre façon d’habiter la terre».
Dans votre livre, vous parlez de «peuples telluriques». Quelle en est la définition ?
C’est une expression qui recouvre non seulement les peuples indigènes, mais tous ceux qui établissent un lien de réparation, d’harmonie, de respect avec la terre, et avec tous les êtres qui l’habitent. Un peuple tellurique n’est pas forcément indigène, ou paysan. Il englobe tous ceux qui, parfois sans en être conscients, tissent par nécessité individuelle des liens avec la terre.
Vous rejetez les catégories telles qu’indigène ou paysan, pourquoi ?
Je pense que la terminologie ancienne est obsolète, elle ne peut plus analyser ce que vit l’humanité aujourd’hui. Le terme indigène n’est pas toujours associé à la réparation ou la guérison de la terre. Les Indiens des Etats-Unis, où j’étais récemment, ont dû, suite à l’oppression qu’ils subissaient de la part du gouvernement, accepter l’installation de casinos sur leurs terres. Avec pour conséquence des problèmes d’alcoolisme et d’addiction, car on leur a imposé une activité étrangère à leur matrice culturelle. Dans d’autres pays, des communautés indigènes ont vu leurs territoires envahis par l’exploitation pétrolière, ou minière.
Comment voyez-vous les citadins qui recréent avec la terre un lien perdu depuis plusieurs générations ?
J’y vois un grand espoir. Ces personnes reviennent à la terre pour la soigner, pas pour l’exploiter, ou en avoir l’usufruit. Elles créent une nouvelle façon d’habiter le monde. J’ai visité 50 pays afin de partager nos savoirs, nos luttes. L’an dernier, j’étais en Thaïlande. D’abord à Bangkok, ville symbole de l’urbanisme le plus débridé, celui qui dévore la vie. Les tares s’y accumulent : surpopulation, surexploitation des ressources, surconsommation. Puis j’ai visité une île, où je m’attendais à constater les ravages du tourisme, quand l’identité et la culture des habitants sont vendues comme une attraction prête à consommer. A la place, j’ai découvert un lieu qui a préservé une agriculture millénaire, où les savoirs ancestraux sont mis en œuvre au quotidien. Et l’économie qui en découle est solide. Il y a certes des visiteurs, mais c’est un tourisme non prédateur, respectueux. Ma conclusion, c’est qu’il est possible de résister à un système qui tente d’inscrire toutes les populations dans un moule unique.
(Moira Millán s’interrompt pour se tamponner les yeux : elle souffre d’allergie à des pollens qui n’existent pas en Patagonie).
Parlez-nous de votre région d’origine…
Je suis née dans le village d’El Maitén, province de Chubut, où vit toujours une partie de ma famille. C’est une halte sur le parcours de l’Express patagonien, un train à vapeur prisé des voyageurs. Mon grand-père a posé les rails, mon père et mes oncles étaient cheminots… Quand j’étais enfant, je rêvais d’être à mon tour cheminote. Aujourd’hui, le territoire de la commune est la propriété de la multinationale Benetton, qui a racheté d’immenses parcelles pour y faire paître ses moutons, et exploiter leur laine. Ils possèdent près d’un million d’hectares, une surface qui dépasse celle de certains pays (1). Et l’entreprise a quadrillé cet immense territoire de centaines de kilomètres de barbelés.
Ces clôtures sont-elles nouvelles dans la région ?
Non, leur pose a commencé avec la colonisation, et s’est développée au fur et à mesure de la construction de l’Etat argentin, aux XIXe et XXe siècles. Avec l’imposition de la propriété privée, la clôture permet de délimiter les parcelles. C’est la marque de l’appropriation des terres ancestrales. Deux logiques s’affrontent : celle des peuples qui appartiennent à la terre, opposée à celle de la terre qui appartient aux familles et aux entreprises les plus riches. Aujourd’hui, les barbelés sont une arme de répression, ils traversent non seulement nos terres mais aussi nos vies.
Depuis quand les droits des communautés autochtones ne sont-ils plus respectés ?
Il faut revenir au processus «d’argentinisation». C’est une démarche coloniale d’occupation politique, culturelle et militaire d’un territoire, dans ce cas précis, celui du peuple mapuche, une des quarante communautés indigènes d’Argentine. Dans les livres d’histoire, cette colonisation est appelée «conquête du désert». Quand on y parle des indigènes, c’est toujours au passé : «Ils ont existé et ont été exterminés.» Et pour homogénéiser cette société, on a passé sous silence la conception de la vie propre aux autochtones, exprimée à travers la langue, la spiritualité, l’agriculture, la gastronomie…
Sait-on combien de membres du peuple mapuche vivent en Patagonie ?
La seule façon de les compter est de repérer les patronymes mapuches sur les listes électorales, qui sont publiques. Cette addition donne autour de 3 millions de personnes, pour l’Argentine et le Chili. Si l’on ajoute celles à qui on a imposé des noms européens, nous sommes beaucoup plus nombreux.
Depuis l’indépendance de l’Argentine en 1816, aucun gouvernement n’a protégé les droits des peuples originaires ?
Non, aucun, les pouvoirs de droite comme de gauche, fascistes comme progressistes, ont mené la même politique. Leur vision historique se résume à : «Nous sommes des Européens, des migrants descendus des bateaux.» Tous ont tourné le dos à la mémoire tellurique, ont nié l’existence de nations préexistantes à l’arrivée des blancs. On a caché les origines indigènes de personnalités telles que [le champion du monde de boxe] Carlos Monzón, d’origine mocoy, Diego Maradona (guaraní), Evita Perón, aux ancêtres ranquel, et même Juan Domingo Perón, dont la mère appartenait au peuple mapuche-tehuelche. Nier notre existence, c’était par conséquent nier nos droits.
La langue mapuche, le mapudungun, est-elle enseignée ?
Dans la province de Chubut où je vis, il existe officiellement une «éducation interculturelle bilingue», mais ce terme est une coquille vide, cet enseignement ne dispose ni de programme ni de financement. Les «enseignants interculturels» sont statutairement inférieurs aux autres, donc moins payés. Il n’a jamais eu de volonté de perpétuer la culture indigène à travers l’éducation, au contraire, l’éducation est utilisée comme arme de colonisation.
Vous dites avoir pris conscience de votre identité mapuche à 17 ans.
Quand je me regardais dans un miroir, l’image qu’il me renvoyait était celle d’une femme mapuche, mais je ne la voyais pas. Victime d’une éducation qui niait mon identité, je me considérais comme argentine. Me reconnaître brusquement mapuche a été un événement dévastateur : je découvrais que j’étais la survivante d’un génocide, que les situations de discrimination que je subissais me concernaient en tant qu’individu, mais aussi comme peuple. Cette prise de conscience m’a permis de renouer le dialogue avec mon père et de fermer des blessures, car ma famille est traversée par la violence, par des assassinats liés à des conflits pour la terre. Ces conflits restent d’actualité.
Par exemple ?
Le 11 février, ma maison a été perquisitionnée, sur ordre d’un juge qui m’a inculpée pour incitation à la violence. J’ai été frappée, jetée à terre, menottée. Les policiers ont emporté des ordinateurs, des téléphones, des disques durs, de nombreux livres de ma bibliothèque, riche en ouvrages sur le féminisme et les luttes indigènes. Confisquer mes livres, c’est arracher une partie de moi-même. Le juge m’accuse d’avoir dans mes livres soutenu le «terrorisme mapuche», alors que je suis non violente. De quoi parlent mes textes ? De restaurer le lien avec la terre, de créer une nouvelle matrice de civilisation, qui mette fin à l’extermination entre humains, et l’extermination de la nature.
Quelle est l’origine du conflit ?
C’est une bataille qui oppose les habitants de Chubut au gouverneur de la province, au patronat et aux multinationales. Notre région possède d’importantes ressources en eau, qui sont convoitées. Les terres aussi le sont. L’été dernier (2), de nombreux incendies criminels ont été enregistrés, qu’on a voulu imputer aux militants indigènes. Mais le gouvernement s’apprête à abroger une loi qui interdit la revente de terres dévastées par le feu. Ces terrains vont donc être privatisés. Le peuple mapuche refuse l’assassinat de la terre : voilà l’origine du conflit.
Dans quelle mesure votre expérience peut-elle bénéficier à tous ?
Le peuple mapuche n’est pas seulement le gardien de la Patagonie. Comme les autres nations indigènes, sa mémoire a emmagasiné des milliers d’années de sagesse et de savoir. Chaque cours d’eau, chaque plante, chaque animal fait partie de notre esprit. Kallkvukura, un toki [guerrier mapuche], disait à un général argentin, à la fin du XIXe siècle : «Winka [envahisseur], quand tu auras exterminé jusqu’au dernier mapuche, garde-toi du vent, garde-toi du puma, garde-toi du condor, car l’esprit de tout mapuche vit dans chaque élément de la nature.»