Une figure centrale de la critique radicale des médias est morte le 9 décembre en la personne de Patrick Champagne, qui était âgé de 78 ans. L’association Acrimed (Action, critique, médias), dont il était l’un des cofondateurs, l’a annoncé ce mercredi en saluant «ses travaux devenus incontournables en sociologie et en science politique». De ce proche de Pierre Bourdieu, qui a enseigné à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), et à l’Institut d’études politiques de Toulouse, on retiendra notamment un ouvrage majeur, Faire l’opinion. Le nouveau jeu politique, paru initialement aux éditions de Minuit en 1990 et réédité en poche en 2015.
Les sondages d’opinion
Se plaçant dans la droite ligne du fameux «L’opinion publique n’existe pas» de Pierre Bourdieu (1972), Patrick Champagne y analyse de quelle manière les sondages d’opinion, qui n’ont cessé de gagner en puissance au cours des décennies 70 et 80, ont transformé le champ politique, les prétendants à l’exercice du pouvoir se faisant fort, à travers leurs promesses ou décisions, d’exaucer la volonté d’une «opinion publique» supposée prendre corps à travers des enquêtes sur des sujets aussi divers que la géopolitique, les questions de société ou les loisirs.
Les sondages d’opinion, ce sont «des enquêteurs qu’on mobilise pour aller chercher des gens qui ne se mobilisent pas», résumait Patrick Champagne en 2015 à l’occasion d’une intervention publique, où il relevait que «les sondages d’opinion […] ne recueillent pas des opinions», puisqu’«on ne demande pas aux gens leur opinion, on leur soumet une opinion en leur demandant d’approuver ou de désapprouver».
«Encore aujourd’hui, ce livre éclaire bien les débats stratosphériques à base de sondages d’opinion qui ne veulent rien dire et alimentent une petite élite médiatico-politique», commente Henri Maler, un autre des cofondateurs d’Acrimed, «duettiste» revendiqué de Patrick Champagne au sein de l’association. Cette dernière est née en 1996, dans la suite du mouvement social de 1995 contre les réformes d’Alain Juppé.
Patrick Champagne figurait parmi la centaine de signataires de son appel originel, intitulé «pour une action démocratique sur le terrain des médias», qui dénonçait entre autres «les multiples dérives de l’information que nombre de journalistes sont les premiers à constater et à condamner (transformation de l’information en spectacle et du spectacle en information)».
Il a ensuite maintenu «un engagement très actif auprès d’une équipe de sept ou huit personnes qui animaient Acrimed», relève Henri Maler. Chaleureux, d’une modestie à toute épreuve, Patrick Champagne a longtemps participé, avec beaucoup d’assiduité, aux réunions de l’association dans son petit local du Xe arrondissement parisien.
«Ce qui fait problème, en réalité…»
En reprenant le fil de ses quarante articles parus sur le site d’Acrimed, on redécouvre des textes d’une saisissante contemporanéité, comme ses analyses de la vision médiatique des quartiers populaires. En 1993, dans la Misère du monde (sous la direction de Pierre Bourdieu), Patrick Champagne revenait ainsi sur la couverture journalistique de révoltes survenues à Vaulx-en-Velin (Rhône) en 1990 après la mort d’un jeune homme lors d’un accident impliquant la police : «Loin d’aider à comprendre la vie ordinaire de ces cités du point de vue même de ceux qui y vivent et qui, si on avait le temps et si on savait les entendre, pourrait dire aussi tout ce qui les attache à leur quartier, les journalistes, nécessités professionnelles obligent, y débarquent, le temps de couvrir l’événement et de faire un reportage sans toujours s’apercevoir qu’ils ont, au passage, accolé involontairement quelques épithètes dévalorisantes à ces banlieues populaires que, pour la plupart, ils ne fréquentent guère.»
Le même Patrick Champagne pouvait aussi s’intéresser, sur un registre apparemment plus léger, à un «clash» survenu dans une matinale de France Culture entre l’animateur de l’époque, Ali Baddou, et son invité du jour, Jacques Attali. Leur altercation avait tourné autour d’une phrase du dernier livre de Jacques Attali qu’Ali Baddou interprétait comme représentant la pensée de l’essayiste, quand ce dernier assurait que la même phrase représentait, en fait, la pensée de ceux à qui il s’opposait dans son ouvrage.
Apparemment anodine, cette dispute était l’occasion pour Patrick Champagne de questionner le rôle même d’un animateur de radio censé pouvoir interroger quotidiennement des personnalités aux productions aussi denses que diverses : «Ce qui fait problème, en réalité, c’est le dispositif même de ce type d’émission qui place le journaliste présentateur dans une situation difficile étant donné la diversité des sujets abordés et l’impossibilité matérielle, pour celui-ci, de lire réellement et, plus encore, de comprendre les enjeux des livres qui sont censés être discutés quasiment chaque jour.» De fait, c’est bien Ali Baddou qui avait mal lu le livre («impérissable», relevait ironiquement Patrick Champagne) de Jacques Attali.
Patrick Champagne a également travaillé sur la paysannerie. Son dernier ouvrage, la Double Dépendance : Sur le Journalisme, paru chez Raisons d’agir en 2016, constituait une sorte de synthèse de ses travaux sur les médias.