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Chronique «Points de vie»

Ne cachez plus cette mode que l’on voudrait voir, par Emanuele Coccia

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Chronique «Points de vie»dossier
Contrairement à d’autres disciplines, l’un des sorts exclusivement réservés aux créateurs de mode, comme Chanel, McQueen ou Balenciaga, est que même si leur nom est connu de tous, leur œuvre reste inexplorée, gardée dans le secret absolu des maisons de couture.
En 1962, Coco Chanel observant un défilé du haut de l'escalier de sa maison de couture au 31, rue Cambon a Paris. (Photo12)
par Emanuele Coccia, Philosophe, maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess)
publié le 7 juin 2024 à 17h31

Elle était contemporaine de Robert Mallet-Stevens, de Jean Cocteau, d’Eileen Gray, de Jean-Michel Frank, de Le Corbusier, de Pierre Chareau et de Charlotte Perriand. Comme eux et elles, son œuvre a changé à jamais non seulement l’art et la culture planétaire, mais aussi et surtout notre façon de vivre, notre façon de vivre notre corps, notre façon de présenter notre vie dans l’espace public.

Contrairement à ces contemporains, cependant, elle n’a pas conçu de chaises ou de bâtiments, de bibliothèques ou de lampes, elle n’a pas peint ou sculpté. Elle dessinait des vêtements : elle était un peu architecte, mais la matière à laquelle elle donnait forme était l’espace moral qui nous permet d’entrer en relation avec nous-mêmes et avec les autres : l’intimité.

C’est elle qui a compris que dans une société qui vise, au moins théoriquement, l’abolition des ordres sociaux et la production de l’égalité économique, le lieu où il faut opérer est la différence des sexes. C’est elle qui a fait de la mode un long et laborieux commentaire réécrivant l’identité de genre. C’est elle qui, à une époque où les femmes n’avaient guère le droit de faire du sport, a transformé le costume sportif d’origine anglaise en quintessence de l’élégance et du raffinement. C’est une révolution silencieuse mais immense : c’est une façon de redonner le droit de mouvement à un corps emprisonné par les règles et les corsets et de suggérer que pour comprendre ce qu’est une femme, il faut comprendre ce qu’est une athlè