Cet article est publié dans le cadre du «Libé des solutions spécial 8 mars», à l’occasion de la journée internationale des droits des femmes. Retrouvez tous les articles de cette édition ici, et le journal en kiosque samedi 8 et dimanche 9 mars.
C’est l’histoire d’une femme qui développe un trouble de la perception. Elle fait une absurdite aiguë. Elle ne sait plus comment réagir au monde, depuis qu’elle a compris (ou plutôt, accepté) que sa colère, son appréhension sont devenues une fin en soi. Un produit. Manipulées à l’envi. Sa tristesse, par exemple, est un bien de consommation comme un autre. Maintenant qu’elle l’accepte, ça la décolle de ses réactions. Elles sont toujours là, toujours fiables ; mais, c’est comme si elle, elle avait fait un pas de côté. Inquiète et écœurée par l’époque, par les distorsions que celle-ci fait partout subir aux faits et au langage, cette femme (mettons, une romancière) se rend compte que désormais, face à l’actualité, ce qu’elle perçoit en premier, ce n’est plus sa propre inquiétude, ni son propre écœurement, mais l’absurdité de ladite actualité. Elle ne voit pas tout en noir, ni même en noir et blanc ; et certainement pas en rose. Elle voit tout «en absurde», comme s’il s’agissait de la nouvelle couleur de l’époque.
Evidemment, dans cette histoire, notre héroïne finira par se retrouver elle-même dans une situation magistralement absurde. Mais laquelle ? Ne soyons pas trop sombres. Ne la mettons pas en danger – pas encore. Disons, par exemple, qu’elle constate, en l’espace de quelques semaines, que le monde dans lequel elle vivait, ou croyait vivre, est en train de se transformer en autre chose. En un autre monde. Ça lui évoque ce jeu de cour de récréation : «Un, deux, trois, soleil». Les autres joueurs font les statues, mais dès qu’on se détourne, ils bougent, s’approchent : autant de périls, autant de façons différentes d’y laisser des plumes. Ces jours-ci, elle se surprend à se dire que ce n’était pas qu’un jeu, mais un laboratoire du réel. Pour autant, le moment venu, elle s’est laissé distraire. Par le quotidien, le travail, l’amour, la santé de ses proches. Par le coût de la vie, par les affaires et les révélations qui se succèdent depuis des années et qui, les unes après les autres, ont à ce point entamé la confiance collective qu’on ne sait plus à qui ni à quoi se vouer. Et puis, tout s’est précipité. Désormais, dès qu’elle consulte un canal d’information, le monde connu semble avoir bougé. La règle du jeu change en temps réel. Y en a-t-il seulement une, d’ailleurs, de règle ?
Comme si nous étions des marionnettes morales ?
Tout paraît incertain. Ce qu’on entend par «alliance», ce qu’on entend par «paix», ce qu’on entend par «guerre». Le droit, à l’échelle internationale, semble une notion sur le point d’être balayée. Il faudra «des réformes, des choix, du courage», affirme le chef de l’Etat, et d’ajouter : «La patrie a besoin de vous.» Cette phrase, bien sûr, on peut l’entendre de différentes façons. Pour la femme de notre histoire, celle qui souffre d’absurdite aiguë, c’est peut-être une façon de dire qu’à l’absurdité délétère de l’époque et de ceux qui se repaissent du désordre qu’ils sèment, il faudra malgré tout répondre. Réagir. Mais comment ? Alors que nous savons désormais combien, y compris à l’échelle internationale, notre indignation est suscitée à dessein, cyniquement, comme si nous étions des marionnettes morales ?
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Imaginez cette femme, cette personne ou ce personnage (la réalité a si peu d’importance, après tout : n’est-ce pas ce que nous ont appris les grands sophistes contemporains ?) en train de laver la vaisselle et d’écouter la radio, en proie à des idées absurdes. Une femme qui n’est pas dépourvue d’humour (elle se décrit parfois comme «une droit-de-l’hommiste primaire») et qui, soudain, repense à une publication, peut-être une revue de vulgarisation scientifique pour la jeunesse, vieille de trente ou trente-cinq ans. Le numéro est consacré aux villes du futur, villes dans lesquelles l’air était pur, la végétation luxuriante, les trottoirs propres et les skate-boards, volants. L’histoire était finie, cela paraissait entendu. La ville était-elle protégée par un dôme ? Elle ne s’en souvient plus ; plus précisément, elle a de l’illustration deux souvenirs contradictoires, l’un sous géode, l’autre sans. Ce qui revient sans doute à dire qu’elle ne se souvient plus s’il s’agissait d’une utopie ou d’une dystopie. Peu importe. Tandis que le Président s’exprime, elle passe des villes sous blister à ces boules transparentes, gonflables, dans lesquelles on peut placer son hamster domestique pour qu’il parte explorer le vaste monde (ou le salon) – son ami P., un jour, avait déclaré qu’il aimerait en faire de même pour ses enfants, et elle avait ri. Ce soir, cela la frappe – combien cet aveu était, en réalité, tout sauf drôle.
«Des réformes, des choix, du courage.» Combien de fois avons-nous eu l’occasion de changer l’avenir ? Nous en avons perdu le compte. La dernière fois, c’était peut-être durant l’épidémie de Covid-19. Elle lave la vaisselle, avec l’eau du robinet dont on lui a répété toute sa vie qu’elle était sûre, et saine, et dont elle a appris, il y a peu, qu’elle est vraisemblablement dangereuse pour la santé – autant que l’air qu’elle respire ? plus ? moins ? l’eau que nous buvons est-elle plus ou moins nocive que l’avenir proche ? n’est-ce pas complètement absurde, comme interrogation ? – et elle repense à cette question qu’on lui avait posée, durant l’un des confinements, sur le «monde d’après». Elle a oublié sa réponse. Mais elle se rappelle avoir cherché à paraître ironique autant qu’optimiste. Sûrement se doutait-elle déjà que ça ne se passerait pas comme on l’espérait.