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Chronique «Points de vie»

Allô le monde ? par Emanuele Coccia

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Chronique «Points de vie»dossier
Oublié le temps des vieux cadrans téléphoniques qui reliaient une voix à une autre. L’espace-temps de simultanéité et de contiguïté que permettent les smartphones transforme notre rapport à l’humanité : elle est à portée de voix. Vers une nouvelle agora ?
Photographie issue de la série «Pixels» (2018). (Alejandro Chaskielberg)
par Emanuele Coccia, Philosophe, maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess)
publié le 9 décembre 2023 à 18h19

Je me souviens encore du bruit que faisait le cadran libéré pour revenir à sa position initiale, mû par l’énergie accumulée du ressort. Les téléphones de mon enfance étaient des objets encombrants et bruyants. Pour composer un numéro, il fallait insérer un doigt dans le trou correspondant au chiffre, et le faire tourner jusqu’à ce qu’il fasse un tour complet. L’opération devait être répétée pour chaque chiffre du numéro. Au bout de quelques secondes, le miracle se produisait : deux maisons se rejoignaient, comme si quelqu’un avait construit un couloir immatériel. Dans le dialogue de deux voix, l’espace d’un instant, la distance s’était effacée, la géographie s’était dissoute dans un échange de lignes.

Désormais, les téléphones sont partout : ils ne sont plus liés à un lieu ou à une maison mais à un sujet, à un corps qu’ils suivent dans chacun de ses mouvements. Il n’est même plus nécessaire de connaître le numéro, le code secret qui permettait de joindre sa voix à celle d’un autre. Il suffit de connaître l’identité de la personne pour pouvoir lui parler ou au moins observer sa vie presque en temps réel. On l’appelle par le même nom, mais le téléphone a désormais une autre utilité et produit surtout quelque chose de beaucoup plus radical que la réduction de la distance entre deux lieux. C