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Chronique «Points de vie»

Construire des maisons pour aimer

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On ne bâtit pas pour s’abriter des intempéries ou pour faire étalage de notre goût. Imaginer un chez soi, c’est toujours imaginer le visage de celui qu’on aime. C’est toute l’œuvre d’Achilles Rizzoli.
par Emanuele Coccia, Philosophe, maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess)
publié le 12 juin 2022 à 7h17

Dans les années 30, un obscur artiste américain, fils d’immigrés italo-suisses, a commencé à exposer des dessins dans son appartement privé. Il s’appelait Achilles Rizzoli, et son œuvre consistait en une série de dessins représentant la façade de bâtiments qui mélangeaient des styles gothique ou baroque et qui auraient pu se trouver dans n’importe quelle rue de Chicago ou de New York. La particularité de ces bâtiments est qu’il ne s’agit pas de constructions réelles mais d’allégories architecturales des visages les plus aimés de l’artiste.

Le travail de Rizzoli est à la fois extravagant et ingénieux. Il serait difficile de trouver une définition plus radicale et plus exacte de ce que nous appelons «maison» : la tentative de traduire dans l’espace l’objet privilégié et exclusif de notre amour. Des siècles d’abstraction moderniste nous ont fait croire que l’élément fondamental de toute habitation est l’espace : être un bon architecte signifie savoir exploiter les mètres carrés disponibles et inventer la formule parfaite pour les répartir en unités fonctionnelles. Ces maisons imaginaires qui s’efforcent de traduire en façade le visage de l’être aimé affirment sans vergogne que l’objet unique et exclusif de l’architecture est l’amour. Nous ne construisons pas des maisons pour nous abriter des intempéries ou pour faire étalage de notre goût. Nous construisons des maisons pour aimer : pour partager tout – les jours, les émotions, les mots, les idées, l’atmosphère et le souffle – ce