«L’épidémie dépendra de nos comportements» : voilà un constat raisonnable et banal. On le retrouve en version autoritaire ou bienveillante chez Boris Johnson, le préfet Lallement et mille autres experts et commentateurs. Il y a pourtant quelque chose qui cloche dans ce cliché, quelque chose de bête et de tragique, auquel il faudrait pouvoir répondre sans passer par un autre poncif, celui des fins limiers de la critique du néolibéralisme : «Vous, les politiciens, individualisez les responsabilités pour échapper aux vôtres.» Alors que nous avons enfin en France un message de santé publique potable («dehors en citoyen, chez moi avec les miens»), la question mérite mieux : d’où vient cette évidence, selon laquelle la lutte contre une épidémie passe par les «comportements individuels» ? Et qu’est-ce que cette «brique» de bon sens, comme aurait dit Roland Barthes, nous empêche de comprendre ?
La vision comportementale de la santé publique naît au début du XXe siècle, quand la Fondation Rockfeller invente aux Etats-Unis une forme d’évangélisme sanitaire, avec conférences itinérantes et visites à domicile, pour éduquer les pauvres, changer leurs comportements et vaincre les épidémies. Le modèle est exporté dans le monde entier. En France (pays arriéré en santé publique comme chacun sait), c’est la Rockfeller qui orchestre les débuts de la lutte contre la tuberculose en 1918, faisant de «l’éducation sanitaire» une affaire de slogans moralisateurs («C’est un malin… il dort la fenêtr