Peut-être êtes-vous dans le même état de sidération, de colère, de chagrin que moi. Dans cette guerre-ci, je n’ai pas de morts dont je pourrais dire, avec cette terrible possessivité des larmes, qu’ils sont les miens. Je n’ai perdu personne, ni le 7 octobre, ni le 27 octobre, ni au moment où j’écris ces lignes ; cependant je me trouve, faute d’un meilleur terme, en deuil. C’est un deuil moral. Il n’est pas personnel, mais il n’est pas abstrait pour autant. Je suis en deuil d’une idée de la justice. D’une idée du monde. Oui, je suis en deuil d’un monde non advenu.
L’événement historique fondateur de mon rapport au monde – celui qui a, pour moi, modifié la réalité de la façon la plus profonde possible – est sans conteste la guerre en ex-Yougoslavie. Ce pays que mes parents ont quitté dans les années 70, dans lequel j’ai vécu des étés, des hivers, au sein d’une famille aimante – ce pays a cessé d’exister dans les années 90. Mon rapport au monde vient de là. C’est un événement qui est et n’est pas le mien. Je ne l’ai pas vécu. J’étais en sécurité physiquement. L’étendue des atrocités – épuration ethnique, siège urbain meurtrier – aurait rendu obscène toute plainte, toute appropriation de ma part. Et pour cela, j’ai longtemps cru que je n’avais rien à dire, rien le droit de dire