J’ai oublié une date importante. Un trentième anniversaire. Celui de l’accident qui m’a valu une fracture ouverte du fémur – l’os le plus long du corps humain. Trente ans plus tôt, la fracture a été réduite, deux broches en métal ont été insérées dans l’os, les tissus suturés. Puis, un plâtre. Immense. J’étais moitié fillette, moitié statue. Un cocon dans l’obscurité duquel, durant des mois, patiemment, l’os a fait son œuvre d’os.
J’ai oublié cet événement. Pourtant, j’en garde trois cicatrices qui ne sont pas vraiment discrètes. Dont j’ai longtemps pensé qu’elles seraient impossibles à ignorer. Malgré tout, ces traces sur mon corps font désormais tant partie de moi qu’elles ne me renvoient plus à mes mois d’hospitalisation. Ni même à la façon étrange dont, même des années plus tard, je sentais, quand j’étais en émoi, mon cœur battre à l’endroit de la fracture – chose dont je n’ai jamais parlé à personne, car il y a trente ans personne ne s’intéressait à ce que je ressentais. Mon corps était une carte que d’autres affirmaient lire mieux que moi : c’était, après tout, leur métier.
Comment peut-on oublier une chose pareille ? Si j’ai repensé à tout cela, c’est à cause de Margaret Mead. Cette anthropologue américaine, décédée en 1978 – bien avant mon accident, et même ma naissance – a déclaré qu’à son avis, la civilisation a commencé par le premier fémur cassé, puis guéri. Cette répartie vieille de plusieurs décennies a joui, ces dernières années, d’un regain d’intérêt. Peut-être